La Tragédie

La Tragédie grecque

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Le caractère spécifique de la tragédie, c'est d'être une action. Ressusciter les héros de la légende, les faire parler et agir sous les yeux du public, c'est une idée qui peut paraître simple. Elle ne fut cependant réalisée que dans la seconde moitié du VIe siècle avant J-C en Grèce. Comment sont vraiment nées ces tragédies, littéralement ces chants du bouc ? ...

Bien avant elles, existaient des chœurs populaires d'hommes-boucs. Ces chanteurs costumés en boucs (tragoi) symbolisaient la race des génies protecteurs de la végétation et des troupeaux, les satyri très populaires dans tout le Péloponnèse. Ces chœurs formaient primitivement le cortège de toutes les fêtes religieuses dédiées à Dionysos, le dieu symbole de la puissance de la nature brute, de la sève qui gonfle les raisins et donc aussi les instincts et les pulsions primitives de l'homme. Son culte orgiaque et "barbare" viendrait d'Asie mineure. Quand le villageois chanteur, costumé en bouc, chantait les pathétiques aventures de Dionysos, nul doute qu'il s'identifiait à son rôle et qu'il croyait assister personnellement aux souffrances et aux triomphes de son dieu. Délire d'abord prémédité, mais qui, avec l'agitation ambiante, l'émotion
imaginative, et sans doute une demi-ivresse aidant (car l'Ivresse était elle-même un hommage rituel à ce dieu du vin), se changeait vite en une sorte de possession inconsciente et sincère. Loin de l'art de l'acteur qui compose un rôle. Et le public lui-même, aussi naïf que les exécutants, s'associait en fait, d'imagination et de cœur, à cet enthousiasme. La démocratisation sociale d'Athènes va alors de pair avec une "barbarisation" de la culture ...

De ces rassemblements certes populaires mais si ambigus allait naître la tragédie...

Un premier pas décisif fut réalisé le jour où un poète dithyrambique s'avisa d'intercaler entre les chants des hommes-boucs de courts récits simplement parlés faits par l'un d'entre eux, sans doute par le coryphée, ce remplaçant du prêtre bourreau des sacrifices.
Ainsi fut consommée la séparation du drame satyrique grossier et de la tragédie, qui devinrent dès lors deux genres distincts. La tragédie, à cette date, restait encore une composition hybride, mais la parole y occupe une place de premier plan. Selon Euripide, les mots font de certains hommes des esclaves et d'autres, des hommes libres! D'aucun, comme Gorgias, ont même affirmé que le mot, le logos, est l'identité de l'homme. li est sa réputation sa renommée, tout ce qu'on dit de lui: son histoire et sa mémoire. Mais d'autres, comme Platon ont dénoncé l'impuissance du mot ... et donc l'hypocrisie de l'acteur, en grec hypocrites, qui n'aura jamais à
assumer les conséquences des actes et des paroles des rôles qu'il interprète.

Après l'apparition du mot pour dire le malheur de l'homme face au destin, il fallait, pour que les épisodes deviennent des drames, que le narrateur impersonnel devienne un personnage vivant, un acteur. Ce fut un perfectionnement, essentiel sans doute, mais incomplet encore car l'acteur unique, attaché à un rôle unique (dieu, héros, roi, etc.) n'était pas très différent du récitant qu'il remplaçait. De là l'invention du masque.
Grâce à cet artifice, l'acteur unique put jouer tous les rôles d'un drame. En changeant de visage, il changeait à son gré de personnalité: tour à tour dieu ou déesse, roi ou reine, messager. Mais s'il apportait par ses sorties et ses entrées, un aliment sans cesse renouvelé aux chants du chœur, les personnages qu'il incarnait se succédaient sur la scène, ils ne pouvaient
s'y rencontrer. L'action se passait donc dans la coulisse: les acteurs l'exposaient dans leurs monologues, ils la commentaient dans leurs entretiens avec le chœur, mais ils l'apportaient toute faite, ils ne la faisaient pas sur scène devant le public. ..

C'est grâce au second acteur que la tragédie, jusqu'alors lyrique et narrative, devint, au sens strict du mot, une action. Avec deux acteurs en scène on vit les personnages agir et lutter ensemble. Malgré tout, pendant que l'un des deux interprètes disparaissait pour changer de costume, il fallait que l'autre restât seul en scène, et par conséquent le dialogue et l'action s'interrompaient. Sophocle porta donc à trois le nombre de ses interprètes. Nombreux étaient les avantages de cette innovation. D'abord, elle facilita singulièrement les entrées et les sorties des personnages.
Ensuite, elle apporta au dialogue dramatique plus de complexité et de vie.
Enfin, elle permit aux poètes, à Sophocle particulièrement, d'introduire au théâtre ces figures de demi-teinte (par exemple, Ismène, Chrysothémis), les seconds rôles qui, outre leur intérêt propre, nous aident, par ressemblance ou par contraste, à mieux mesurer l'héroïsme du
personnage principal. Ce nombre de trois acteurs ne fut jamais, semble-t- il, dépassé.

Le texte d'une tragédie grecque ne se divisait pas en actes et en scènes, mais en parties dialoguées ou chantées. Les premières étaient au nombre de trois: le prologos, qui forme le début, les épisodes (epeisodia) qui sont les parties comprises entre deux chants du chœur, et l'exodos qui est toute la partie de la tragédie après laquelle il n'y a pas, en principe, de
dernier chant du chœur.
Les parties lyriques de la tragédie grecque sont de deux sortes: la parodos qui était primitivement le premier chant du chœur, et les stasima (littéralement "chants en place »). morceaux lyriques exécutés par le chœur sur la scène (l'orchestra), entre deux épisodes. A la différence de la parodos, les stasima n'admettent jamais l'intervention parlée de l'acteur.

En Grèce, presque tous les spectacles officiels prenaient la forme d’un concours. L’état athénien imposa donc aussi cette forme à la tragédie, au Jour où il l'accueillit dans le programme de ses fêtes. Les orgies des fêtes dionysiaques athéniennes, qui avaient lieu, au départ, dans les forêts de Thrace et de Béotie, se transformèrent donc en exercices intellectuels annuels de réflexion sur les problèmes sociaux et éthico-politiques du moment, ainsi que sur la condition humaine en général, auxquels tous les citoyens étaient censés participer pour mieux se définir eux-mêmes. Ce qui explique que la tragédie ait été subventionnée par la cité!

Dès son origine, la tragédie grecque a hésité entre deux voies: le mythe et l'histoire. Sous l'influence de l'exaltation patriotique produite par les guerres d'indépendance, elle a été un moment tentée par les grands sujets de l'histoire nationale. Mais en fait, après Eschyle, la mythologie devint la matière exclusive des tragiques grecs. Ils présentaient des êtres, à la vérité plus grands que les hommes, mais, comme eux, soumis à la soif du pouvoir, à la souffrance, la violence et à la mort, lutter et se débattre contre le destin: Œdipe, Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Oreste, Antigone ... Tous ces récits légendaires comportent alors une multitude de versions, il n'y a pas une mais des Antigones, pas une mais des Iphigénies : le mythe est une partition qui vit de ses interprétations successives !

Et pourtant tout le théâtre tragique d'Athènes se réduit aujourd'hui aux 32 drames du Ve siècle qui nous sont parvenus: les sept tragédies d'Eschyle, les sept de Sophocle, les dix-huit d'Euripide. Alors qu'au premier on attribue de 70 à 90 pièces, au second de 104 à 140, au troisième de 73 à 92. Et que dire de tous les autres poètes tragiques, aujourd'hui oubliés, qui luttèrent contre eux dans les concours?
Chaque année en effet les deux concours faisaient naître une vingtaine de pièces nouvelles, sans compter les pièces refusées et celles qui n'avaient pas été écrites pour la scène, mais seulement pour la lecture! A tel point que dans des sujets aussi usés, l'originalité et l'invention devenaient presque impossibles. D'avance le public savait tout ce qui allait se passer,
quels personnages se présenteraient, et ce que chacun dirait ... On a fini par sacrifier l'ensemble aux épisodes; on recherchait avant tout les scènes à effet, les morceaux de bravoure qui forcent les applaudissements pour gagner le " césar oscar" du concours.

Et, à cet égard, les bons poètes ne se distinguaient pas des mauvais parce qu'il fallait céder aux exigences de ceux qui portaient le texte devant le public: les acteurs. Et pendant que la fonction de l'acteur croissait, en importance, celle du chœur, au contraire, diminuait, jusqu'à être reléguée par Euripide au rang de simples commentaires entre les différents
épisodes.

Après l'époque d'Alexandre, des témoignages prouvent que des tragédies, tant nouvelles qu’anciennes continuèrent à être représentées, non seulement au IIème et au Ier siécle avant J-C, mais encore dans l'ère chrétienne. En ce qui concerne les anciennes tragédies originelles, aux débuts du Il' siècle après J.-C., l'habitude était de ne plus les jouer que partiellement, c'est-à-dire allégées de toutes les parties du chœur chantées. Et, avant la fin du III' siècle après J.-C la tragédie a quitté définitivement la scène pour l'école, en d'autres termes: « qu'on l'étudie
encore dans les écoles, mais, surtout, qu'on ne la représente plus en public...».

Aujourd'hui la tragédie est reléguée au magasin des antiquités, on lui consacre des colloques, des séminaires. Et pourtant toute l'industrie cinématographique, médiatique et télévisuelle ne cesse de piller ces vieilles tombes sans d'ailleurs toujours rendre hommage à ces sources. C'est sans doute que la fin des grandes idéologies explicatives du monde favorise le retour aux peurs primitives et rend le monde à nouveau perméable au chaos, au fortuit, à l'inexplicable et à l'invisible. Le hasard, dans le sens de chance ou malchance occupe à nouveau une place importante dans l'éthique et la poétique, dans l'art comme dans la science. Prémonition prophétisée d'ailleurs par d'éminents scientifiques: le monde a commencé sans l'homme, et s'achèvera sans lui ... peut-on lire chez Levi-Strauss, cette phrase faisant étonnamment écho au Mieux vaut ne pas naître que de vivre ou mourir ainsi des tragiques grecs.

La porte est donc bien à nouveau ouverte au destin, et au tragique de la vie humaine, qui n'a jamais été aussi brillamment représentée, rappelons- le, que dans la tragédie grecque .


Source: http://www.celestins-lyon.org/index.php/content/download/28239/823970/version/1/file/FRCEL_2009_2010_022_DDP_001.pdf




 

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