Les Lumières

Les Lumières

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I> Qu'est-ce que les Lumières?

Pierre Bayle, l'auteur du Dictionnaire historique et critique (1696-1697), la première machine de guerre contre l'ignorance et le fanatisme, avait prédit que le siècle à venir serait «de jour en jour plus éclairé». La métaphore de la lumière désigne le mouvement intellectuel critique, la floraison d'idées nouvelles, qui caractérise le XVIIIe siècle européen: illuminismo en italien, ilustración en espagnol, Aufklärung en allemand désignent le passage de l'obscurité au jour, de l'obscurantisme à la connaissance rationnelle. Les Lumières en effet sont un processus, une méthode, une attitude intellectuelle, plutôt qu'une doctrine achevée.

Kant, en 1784, écrit: «Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise des Lumières.»

Pour les intellectuels du XVIIIe siècle européen, l'homme se caractérise par ses facultés cognitives, dont il doit faire un usage critique à l'encontre des préjugés et des superstitions. En cela, ils sont les héritiers de Galilée, de Descartes puis de Newton (dont les recherches théologiques et alchimiques sont alors inconnues), qui les premiers ont donné la priorité à la raison et à l'expérience sur la Révélation divine et l'autorité religieuse. À la suite de John Locke et de Pierre Bayle, ils définissent une méthode critique pour réfuter les prétendues vérités révélées, comme la vie des saints ou les explications par le surnaturel. Ils en viennent du même coup à critiquer la monarchie de droit divin.

Jalons chronologiques d'un mouvement intellectuel

Le baron de Montesquieu (1689 — 1755), président au parlement de Bordeaux et auteur des Lettres persanes
(1721), satire audacieuse des croyances et des mœurs des Français à la fin du règne de Louis XIV, a formulé, après un voyage en Europe - et plus particulièrement en Angleterre -, une nouvelle philosophie de l'histoire: «II y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes» {Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1734). Autrement dit, on peut expliquer le monde.

L'année 1748 marque un tournant, avec la parution et le grand succès de l'Esprit des lois, dans lequel Montesquieu analyse tous les régimes politiques et établit les rapports nécessaires qui unissent les lois d'un pays à ses mœurs, à son climat et à son économie. Par là apparaît bien la relativité du régime monarchique. L'année suivante, Diderot publie sa Lettre sur les aveugles, et Buffon le premier volume de son Histoire naturelle; en 1751 paraissent le premier volume de l'Encyclopédie de Diderot et de D'Alembert et le Siècle de Louis XIV de Voltaire.

Entre 1750 et 1775, les idées essentielles des Lumières se cristallisent et se diffusent. La figure centrale est celle de Voltaire (1694 — 1778) ; admirateur des institutions et des libertés anglaises, dans ses Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises (1734), il attaque durement, par contrecoup, le régime de Louis XV. En 1760, après une vie agitée, et notamment trois années passées auprès du roi de Prusse Frédéric II, Voltaire s'établit à Ferney, près de la frontière suisse (donc à l'abri des poursuites), d'où il exerce une véritable souveraineté intellectuelle, par ses livres et surtout par son abondante correspondance. Quoique modéré sur le plan social et politique, il s'enflamme pour dénoncer les dénis de justice, le fanatisme et l'intolérance.

À cette époque, les Lumières françaises ont conquis l'Europe cultivée: «II s'est fait une révolution dans les esprits [...]. La lumière s'étend certainement de tous côtés», écrit Voltaire en 1765. Désormais, l'athéisme n'hésite plus à se dévoiler, trouvant en Helvétius (De l'esprit, 1758) et en d'Holbach (Système de la nature, 1770) ses principaux défenseurs. Un nouveau venu, Jean-Jacques Rousseau, fils d'un modeste horloger genevois, incarne le versant démocrate des Lumières. Persuadé que tous les hommes naissent bons et égaux, il exalte l'état de nature et la libre expression des sentiments, réclame la protection des droits naturels de l'homme.

Si après 1775 les grands écrivains disparaissent (Voltaire et Rousseau en 1778, Diderot en 1784), c'est le moment de la diffusion maximale, tant géographique que sociale, des Lumières; l'opinion se politise, prend au mot leurs idées: la philosophie est sur la place publique. L'œuvre de l'abbé Raynal (Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1770), qui condamne le despotisme, le fanatisme et le système colonial, connaît un grand succès. Le mathématicien Condorcet publie des brochures contre l'esclavage et pour les droits des femmes, et prépare sa synthèse de l'histoire de l'humanité (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793).

Rayonnement européen

Les Lumières ne connaissent pas de frontières. Leur cosmopolitisme découle de l'universalité de la condition humaine. Le mouvement touche donc toutes les élites cultivées d'Europe, mais sa langue est le français, qui remplace le latin comme langue internationale des intellectuels. À la cour de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, les Français sont à l'honneur, et leurs livres à la mode. Cette hégémonie tient au poids particulier de la France en Europe depuis Louis XIV, mais aussi au modèle de modernisme qu'elle incarne, à travers ses écrivains et ses savants, aux yeux des étrangers. Et, de fait, c'est en France que le mouvement des Lumières conquiert la plus large audience intellectuelle dans l'opinion. Dans les autres États d'Europe continentale, il n'a entraîné qu'une partie des élites. Le cas de l'Angleterre est singulier: elle a précédé et influencé les Lumières françaises naissantes, mais ses intellectuels n'ont pas prétendu se substituer au gouvernement ou à l'Église; sa classe dirigeante est restée imprégnée de puritanisme et s'est plus préoccupée de commerce que de philosophie: elle s'est satisfaite des acquis de sa révolution de 1689.


II> Les droits de la raison

« Philosopher, écrit la marquise de Lambert en 1715, c'est rendre à la raison toute sa dignité et la faire rentrer dans ses droits ; c'est secouer le joug de la tradition et de l'autorité.» Le fonds commun des Lumières réside dans un rejet de la métaphysique, selon laquelle la transcendance (Dieu) précède la réalité (le monde). Les termes en sont inversés : la transcendance est ce qui reste, ce qui résiste à toute analyse rationnelle, scientifique, historique. Par-delà leur diversité, les hommes des Lumières ont en commun cette attitude d'esprit inspirée de la méthode scientifique, de l'expérimentalisme de Newton et de Locke : chercher dans l'investigation empirique des choses les rapports, les corrélations, les lois qui les régissent, et qui ont été jusqu'à présent masqués par les «préjugés».

La nature est rationnelle

Du coup, la vérité est recherchée du côté du monde physique, de l'univers pratique. Avec les Lumières, le regard intellectuel curieux se détourne du ciel au profit du monde concret des hommes et des choses. À l'étal du libraire, dans la liste des nouvelles publications, la proportion s'inverse entre les rubriques «arts, sciences et techniques» et «religion», au détriment de cette dernière. Les dogmes et les vérités révélées sont rejetés. Les Lumières refusent la prétention de la religion à tout expliquer, à fournir les raisons ultimes; elles veulent distinguer entre les différentes sphères de la réalité : le naturel, le politique, le domestique, le religieux, chacun ayant son domaine de pertinence et ses lois, chacun exigeant des savoirs et des méthodes de connaissance différents. En ce sens, les Lumières sont laïques.

Pourtant, la plupart des intellectuels éclairés restent déistes: pour eux, l'Univers est une mécanique admirablement réglée, dont l'ordre implique une intelligence ordonnatrice. «Je ne puis imaginer, dit Voltaire, que cette horloge marche et n'ait pas d'horloger.» Cette religion dite «naturelle» postule l'existence d'un «Être suprême» : nous savons qu'il est, mais nous ne pouvons savoir ce qu'il est; il échappe à la connaissance rationnelle. En revanche, la raison peut rendre compte des rouages de sa construction, «l'horloge». La nature est donc connaissable. On est loin de la croyance chrétienne en un Dieu personnel, Christ mort et ressuscité pour le salut du monde, toujours impliqué avec l'humanité en marche dans la réalisation de sa propre histoire.

D'autres, peu nombreux (Helvétius, d'Holbach, Diderot), vont plus loin: ils réfutent tout déisme, au profit d'un matérialisme athée selon lequel n'existe que la matière en mouvement.

Les sources de la connaissance : expérience et sensation

Si la vérité de la nature s'éclaire par les démonstrations impartiales de la raison, elle procède aussi de la sensibilité humaine. À la suite de Locke, Condillac (1715 — 1780) affirme que toute connaissance provient des sens (Traité des sensations, 1754).

L'expérience occupe ainsi une place centrale dans la théorie de la connaissance du XVIIIe siècle. Cette méthode procède par l'observation, l'analyse, la comparaison. D'où l'importance du voyage comme moyen de connaissance; d'où aussi le souci presque obsessionnel de la classification des faits, de la construction de tableaux : connaître, c'est décrire, inventorier, ordonner. Ainsi procède Buffon dans les trente-six volumes de son Histoire naturelle.

La raison expérimentale, dès lors, ne connaît pas de frontières: les Lumières opèrent une formidable expansion de la sphère de la connaissance scientifique. La raison est universelle; à côté des sciences naturelles et des sciences de la vie se développent les sciences humaines : ethnologie, psychologie, linguistique, démographie. Dans l'Esprit des lois, Montesquieu invente une sociologie politique, en recherchant les rapports qui unissent les «mœurs» de chaque peuple et la forme de son gouvernement.

Le bonheur et le progrès

La philosophie des Lumières procède d'un humanisme laïque: elle place l'homme au centre du monde, et entend œuvrer à son bonheur. Pour Voltaire, «le vrai philosophe défriche les champs incultes, augmente le nombre des charrues, occupe le pauvre et l'enrichit, encourage les mariages, établit l'orphelin. Il n'attend rien des hommes, mais leur fait tout le bien dont il est capable». Un tel humanisme se situe à rebours de l'espérance chrétienne: «La vertu consiste à faire du bien à ses semblables et non pas dans de vaines pratiques de mortifications», écrit encore Voltaire. Foin des prières et des cierges dans les églises, il faut des actes. Tout l'effort de connaissance est orienté vers l'utilité commune. Cette conception utilitariste fait du bonheur le bien suprême. Elle tourne le dos à l'idée chrétienne de purification par l'épreuve et la souffrance, ainsi qu'aux notions nobiliaires et militaires d'héroïsme et de gloire.

Il y a là un optimisme fondamental, aux effets mobilisateurs: les hommes des Lumières croient au progrès possible des connaissances, à la capacité de la raison de saper les conventions, les usages et les institutions qui contredisent la nature et la justice. Pour eux, l'avancée de la science garantit la marche vers le bonheur. Cette foi dans le progrès indéfini de l'humanité se trouve d'ailleurs confortée par les découvertes scientifiques et la croissance économique du siècle.


III> Un manifeste des Lumières : l'«Encyclopédie».

Un ouvrage incarne à lui seul cette vaste entreprise humaniste et savante des Lumières: c'est l'Encyclopédie. Dix-sept volumes de texte, onze volumes de planches gravées, des dizaines de collaborateurs, 71 818 articles de A à Z, vingt-cinq années de travail: il s'agit là de la plus fantastique réalisation éditoriale de son temps. Tout commence en 1745, quand le libraire-éditeur Le Breton entreprend de publier une version française du dictionnaire de l'Anglais Chambers, paru en 1728. Deux ans plus tard, le philosophe Diderot et le mathématicien d'Alembert (1717 — 1783) deviennent codirecteurs du projet et lui donnent une plus vaste ampleur.

Le rôle de Diderot

Denis Diderot (1713 — 1784) a alors trente-quatre ans. Philosophe, auteur dramatique, critique d'art, doué d'une intelligence aiguë, ce fils d'un modeste coutelier de Langres va se révéler le penseur le plus hardi de son temps et le principal animateur du mouvement philosophique de la seconde moitié du siècle. En 1749, sa Lettre sur les aveugles lui vaut un emprisonnement au donjon de Vincennes, pour délit d'athéisme. Libéré, il fait de l'Encyclopédie, de simple dictionnaire qu'elle était, une œuvre gigantesque: ce sera une somme, un bilan des connaissances humaines dans tous les domaines. Parmi les collaborateurs, on retrouve les figures célèbres du siècle: Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Buffon, Helvétius, d'Holbach, Quesnay, de Jaucourt, Grimm, Turgot.

Un projet ambitieux

Même si certains articles se contredisent, même si tous les auteurs ne sont pas également téméraires, le caractère novateur et progressiste de l'ensemble tient à sa forme: celle d'un dictionnaire encyclopédique, à vocation totalisante et universelle, qui offre «un tableau général des efforts de l'esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles». Ce qui est révolutionnaire, ce n'est pas le contenu en soi de tel ou tel article, mais le caractère de la démarche logique postulant l'unité des connaissances, produits d'une activité pratique de la raison. L'Encyclopédie veut vulgariser l'ensemble du savoir humain. Aussi s'attache-t-elle à décrire minutieusement tous les arts et les métiers, tous les savoir-faire concrets. La liberté d'opérer autant de rapprochements qu'il le désire est donnée au lecteur par le choix d'un classement alphabétique, qui met tous les savoirs -scientifiques, intellectuels et pratiques - sur un plan d'égale légitimité.

Une mission

Diderot s'explique précisément, dans l'article «Encyclopédie», sur ce qu'il conçoit comme une véritable mission: «Le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de les transmettre aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.»

Une arme

Le livre devient alors un formidable instrument de combat contre les forces de la tradition et de l'immobilisme. «Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et ménagement», écrit d'Alembert. Certes, l'éditeur Le Breton tente de ménager la censure, car les enjeux financiers sont énormes pour lui. On ne trouve donc rien de bien subversif dans les articles «Église» ou «Christianisme». Mais si le lecteur veut se prêter au jeu de cache-cache, il peut voir le pape ridiculisé dans l'article «Siako». Dans «Ypaini», l'eucharistie et la messe sont montrées comme des rites païens. L'absolutisme monarchique est dénoncé dans l'article «Représentant». «Impôt» prône l'égalité fiscale et l'abolition des privilèges.


Soutiens et détracteurs

Les institutions visées ne s'y sont pas trompées. Tour à tour, tous les adversaires des Lumières ont tenté de briser l'entreprise. L'édition est interdite à deux reprises, en 1752 parce qu'elle enseigne «la révolte envers Dieu et l'autorité royale», puis en 1759, après la parution du livre d'Helvétius, De l'esprit. Le parlement de Paris, conservateur, condamne l'Encyclopédie; le roi en révoque l'autorisation de publication qu'il avait accordée. L'Église la met à l'Index; le pape ordonne à tous les catholiques qui la possèdent de la brûler, sous peine d'excommunication. Pourtant, à force de ténacité et d'habiles compromis, la publication reprend. En fait, deux personnages influents protègent les encyclopédistes: Mme de Pompadour, la favorite de Louis XV, et Malesherbes, le directeur de la Librairie, c'est-à-dire le responsable de la censure, gagné aux idées des Lumières.
En 1772, la première édition arrive à son terme: 4 300 exemplaires ont été vendus. Si l'on ajoute les multiples rééditions, la diffusion atteint 25 000 exemplaires avant 1789: plus qu'un succès, c'est la formidable réussite d'un best-seller, qui aura cependant enrichi ses éditeurs bien plus que ses auteurs. Il n'empêche: en rassemblant toutes les idées nouvelles, toutes les critiques contre le régime établi, l'Encyclopédie a été le plus puissant véhicule de la propagande philosophique.




 

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