Le Drame romantique

Le Drame romantique

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Les caractéristiques formelles
Mise en cause de l’unité de temps
Si Hugo dans Cromwell crée une durée « classique » (à peine une journée), Hernani suppose au moins plusieurs semaines, Ruy Blas plusieurs mois (six), tandis que chez Musset, l’action de Lorenzaccio dure une semaine, celle d’On ne badine pas avec l’amour plusieurs jours. Le drame de Vigny, Chatterton, prend une journée, de l’aube au soir. Il existe donc des distorsions entre les manifestes et les œuvres : la leçon à retenir est la liberté que s’accordent les dramaturges : en fonction du sujet, ils décident de sa temporalité spécifique.
Plus généralement, le drame romantique s’est voulu peinture d’un moment de l’histoire (voir infra), d’une histoire en mouvement, ce qui implique un élargissement des 24 heures ou 36 heures classiques. Coups de théâtre et péripéties diverses mettent de surcroît en valeur les discontinuités temporelles. Temps de la représentation et temps de la fiction ne coïncident plus comme dans le théâtre classique.
Mise en cause de l’unité de lieu
Cromwell, Hernani et Ruy Blas ont un décor par acte, longuement et minutieusement décrit. Lorenzaccio change de décor à chaque scène. On ne badine pas... passe aisément de l’intérieur de la demeure du baron aux environs du château. Chatterton, encore une fois, est le plus classique des drames romantiques : la maison de John Bell est le lieu unique de l’action. Pour Hugo, les lieux sont symboliques de l’action qui s’y déroule : ils ancrent chaque classe sociale dans son espace spécifique; la neutralité conventionnelle de l’antichambre classique diminue la portée politique ou sociale des scènes. Hugo place des didascalies démesurées qui détaillent le décor ; il participe à la mise en scène de ses pièces. Musset approfondit les idées que Hugo développe dans ses théories, mais qu’il n’applique pas toujours dans son théâtre : Lorenzaccio, avec ses alternances de scènes de palais et de rues, promenant le lecteur de l’intérieur à l’extérieur de Florence, l’entraînant jusqu’à Venise, opte délibérément pour une « esthétique de l’antithèse » et du contraste : le théâtre de Musset possède le montage d’un film, chaque scène ayant ainsi sa coloration particulière.
L’unité d’action
Si Hugo, dans la préface de Cromwell, la défend, Cromwell la met à mal : trois actions se déve- loppent parallèlement (l’accession au trône de Cromwell et les deux conspirations des factions rivales). Hernani évoque le destin du héros éponyme, face à sa vengeance, à son roi et à la femme aimée. De surcroît, le roi et don Ruy Gomez aiment Doña Sol, et l’acte IV est tout entier centré sur l’accession de Don Carlos au trône de Charlemagne. Ruy Blas parle de l’amour du valet pour la reine, de la vengeance de Don Salluste, des aventures picaresques de Don César. Lorenzaccio développe trois intrigues : Lorenzo, la marquise et les Strozzi conspirent tous contre Alexandre de Médicis, et au nom d’utopies très différentes. On ne badine pas avec l’amour exploite le contraste des personnages grotesques (le baron, Bridaine, Blazius) et des héros pris dans les contradictions de l’amour. Seul Chatterton, encore une fois, est centré autour d’une seule action : le héros attend une lettre, c’est un refus, il se tue. Mais il n’y a pas dispersion chez Hugo ou Musset : les intrigues, quoique éclatées, convergent autour d’un même personnage ou d’une seule problématique.
Les romantiques privilégient des intrigues plurielles, qui disent le foisonnement du réel, mais un foisonnement qui possède toujours un cœur central. Le héros n’est plus seul, d’autres complots s’opposent à son dessein ; l’unité dramatique est déplacée, mais elle demeure : Cromwell interroge, comme Lorenzaccio, la légitimité du pouvoir, Hernani les contradictions de l’amour et de l’honneur (idem chez Corneille).
La multiplication des personnages
Cromwell nécessite au moins soixante-dix acteurs, plus des figurants. Hernani utilise de nombreux soldats, des conjurés en pagaille, et les invités à la noce de l’acte V. Ruy Blas se déroule à la cour d’Espagne, les courtisans sont présents parfois sur scène. Par contraste, certaines scènes ou actes, comme l’acte V, sont des huis clos. Lorenzaccio fait appel, outre les personnages individualisés, à la cour des Médicis, aux quarante Strozzi, aux soldats allemands, aux vieilles familles flo- rentines, au peuple de la ville, marchands, bourgeois, artistes et artisans, etc. Chatterton tourne autour de quatre personnages (le héros, le quaker, John et Kitty Bell), mais de nombreux nobles et les ouvriers de Bell envahissent la scène par moments. Peinture d’histoire, le drame roman- tique convoque tous les protagonistes de l’époque. De fait, il est social, et montre que l’histoire n’est pas seulement faite par des figures providentielles, par certains hommes d’exception, mais aussi par la foule anonyme sans cesse présente.
Le drame romantique n’hésite pas à recourir à certains éléments du mélodrame, genre alors en faveur dans le public populaire : enlèvements, escaliers dérobés, coups de feu, duels, batailles, invraisemblances, complots, poisons, appel du cor, vol de cotte de mailles, etc. Ce matériel du théâtre populaire, malgré le mépris qu’on lui porte, est souvent repris : il fait du drame une sorte de compagnon du roman, ou du romanesque.
Le vers
Défendu par Hugo dans la préface de Cromwell, et constamment illustré par lui (Cromwell fait environ 6400 vers, soit presque quatre fois plus qu’une pièce classique), le vers n’est pas utilisé par Musset (sauf dans certaines pièces des Comédies et proverbes) ni par Vigny, l’un et l’autre par ailleurs excellents poètes. Les auteurs romantiques se rejoignent autour de deux pratiques, assez contradictoires : le souci du détail vrai, de l’idiolecte identifiable, et l’abondance d’images, de métaphores.
En résumé, les règles classiques qui, comme le souligne Musset, avaient pour fonction de rendre vraisemblable une représentation et de donner l’illusion d’assister à l’événement lui-même, ont éclaté. Le spectateur devient omniscient, assistant à tous les complots. À la concentration classique se substitue l’éclatement romantique, mais le spectateur de tant d’événements contradictoires et éloignés (dans le temps comme dans l’espace), assure par sa présence une nouvelle cohérence, une unité d’un genre nouveau.

Le renouvellement des thèmes

L’histoire
Les premiers succès du drame romantique (Henri III et sa cour de Dumas) prennent l’histoire comme toile de fond, mais aussi comme sujet. Les classiques tiraient leurs pièces de l’Antiquité. 1789 constitue une rupture : comment la nation s’est-elle construite ? Hugo défend dans la préface de Cromwell la couleur locale, qui ne tient pas seulement dans le détail anecdotique mais dans un sens plus profond de la réalité : le théâtre romantique sera celui de la totalité (et, mêlant le peuple aux rois, abolira les distinctions classiques). Faire revivre toute une époque, jusque dans ses contradictions : les drames proposent des « moments » où le destin d’un peuple se joue (l’Angleterre juste avant l’accession au trône de Cromwell, Florence avant l’assassinat d’Alexandre de Médicis, l’Espagne où le peuple entre en lutte avec les grands, ou l’Espagne encore, avant l’élection de Charles Quint) : le sens de l’histoire n’est pas encore fixé, tout se joue sous les yeux du spectateur qui, sachant la conclusion, en sait plus que tous les acteurs du drame. La Renaissance italienne, l’Espagne du XVIe siècle ou l’Angleterre de la révolution sont autant de miroirs pour interroger le présent (et éviter la censure) : la Restauration est l’objet des questions de Cromwell, la monarchie de Juillet de Lorenzaccio.
Le héros et le moi
Le romantisme pose autrement la question de l’individu, dans son rapport à la société : l’homme est confronté à l’histoire qui, entre la révolution de 1789 et la Restauration, a accéléré en élimi- nant tous les anciens repères politiques, religieux, moraux. L’histoire n’est plus une abstraction mais détermine la vie privée de chacun, le contenu de chaque existence. Les individualités du drame romantique sont souvent révoltées (Ruy Blas, qui montre le désir du peuple d’accéder au pouvoir ; Hernani dont la vengeance l’oppose à son roi ; Chatterton qui se veut le guide du peuple mais que tous raillent ; Lorenzo qui veut tuer un tyran, mais sans avoir confiance en la nature humaine ni dans les républicains). Elles sont marquées d’une grandeur, souvent funeste, affrontant des obstacles surhumains, véritables « forces qui vont » (Hernani). Mais la mort est souvent au bout de leur destin.
De fait, les héros romantiques sont doubles : victorieux et vaincus, actifs et suicidaires, Hernani, Ruy Blas, Chatterton, Lorenzo ne sont pas guidés seulement par leur volonté : les pulsions, les instincts côtoient en eux la raison. Proches parfois de la folie, ils montrent les contradictions de l’être, la difficulté à se saisir, l’acte n’étant plus désormais l’expression univoque de l’être intime. Par ailleurs, la passion, notamment amoureuse, est le moyen de fonder une identité, dans la fulgurance, la tension, le paroxysme.
Le drame romantique, souvent pessimiste, montre une passion qui ne parvient pas à s’accomplir (On ne badine pas avec l’amour) ou trop tard, au seuil de la mort (Hernani, Ruy Blas, Chatterton). À cet égard, la solitude de Lorenzo est symptomatique d’un échec total. Les dramaturges romantiques ont ainsi créé une rhétorique de l’excès, avec des personnages qui sont des « champs de forces ».
La parole et l’action
À des degrés divers, les drames romantiques, confrontation d’un ou de plusieurs individus à l’histoire, mettent en cause les pouvoirs de la parole et de l’action. On parle beaucoup et on agit peu : c’est le cas des conspirateurs de Hugo (les puritains et les royalistes de Cromwell, les conjurés de Hernani) ou de Musset (les Strozzi de Lorenzaccio, la marquise et même les Florentins). Ou on parle peu, mais on agit (le cardinal Cibo dans Lorenzaccio ou Don Salluste dans Ruy Blas), mais ces êtres agissants sont méprisables. L’action a perdu sa valeur, comme le démontre Lorenzo en accomplissant un acte gratuit, inutile, absurde; mais les discours sont aussi creux (les interventions de Ruy Blas au conseil royal sont sans effet, Lorenzo stigmatise l’éloquence, le « petit mot bien sonore » sans autre effet que rhétorique, tout en parlant beaucoup, Chatterton le poète mourra de l’illusion de pouvoir être le guide de la société). La plupart des drames roman- tiques sont ceux de l’échec, de la parole comme de l’action et le héros romantique est conduit par l’inexorable logique du malheur.
Le tragique et le destin
Le tragique est celui du héros qui ne peut jamais totalement s’imposer, et que la fatalité détruit. Tout exclut le héros (son crime pour Lorenzo, la poésie pour Chatterton, sa condition sociale pour Ruy Blas). Sa grandeur réside donc dans un combat perdu d’avance contre des forces supé- rieures. Mais les contradictions du héros, pris entre le « sublime et le grotesque », sont également sources de tragique (Lorenzo le pur, à force de jouer avec le vice, découvre qu’on ne badine pas avec les masques). Dans le contexte historicisant du drame romantique, le héros découvre sa condamnation, mais il porte aussi en lui sa condamnation. Si l’on reprend la distinction faite par Musset à propos de la tragédie, on s’aperçoit que le drame romantique est à la fois antique (une fatalité hors de l’homme) et moderne (à la façon de Corneille : la passion intérieure du héros le mène à l’échec).

Un théâtre à lire?
Hugo, Vigny, Dumas, même Musset (en 1830, avec La Nuit vénitienne ou après 1846) ont fait représenter leur théâtre. Dumas connaît le succès, quoique par intermittences; Hugo aussi, grâce à des batailles stratégiquement organisées ; Vigny a un succès d’estime ; Musset subit un échec à sa première tentative, mais Lorenzaccio est une des pièces les plus jouées du XXe siècle (dans sa version courte, faite pour Sarah Bernhardt en 1896, ou désormais dans sa version intégrale, voir les remarques d’Anne Ubersfeld en fin de volume), comme le reste du théâtre de Musset.
Musset est le premier à deviner que les théâtres de son époque sont impropres techniquement à représenter un drame romantique : scènes à l’italienne, décors difficiles à transformer, éclairage insuffisant, etc. Hugo connaît des démêlés nombreux avec la censure (Marion Delorme) et les directeurs des salles (sans compter le public, qui siffle Le roi s’amuse et Les Burgraves). De même, Léo Burckhardt de Nerval est un échec en 1839. De son temps, le théâtre romantique a du mal à s’imposer et son existence dura tout juste quinze ans.
Les difficultés matérielles ne sont pas seules en cause dans la conception d’un « théâtre à lire » : appeler la totalité d’une époque à travers décors et gens, imbriquer des intrigues mul- tiples, autant d’éléments difficiles à saisir dans une représentation dont la durée est multipliée par deux : une pièce de Corneille « fait » trois heures au moins, Hernani ou Lorenzaccio cinq à six heures. Encore que, bien sûr, on soit loin des mystères médiévaux.
Le titre de Musset : Un spectacle dans un fauteuil montre que la représentation n’est plus néces- saire au drame romantique. Le lecteur, aidé des didascalies (monstrueuses parfois chez Hugo), ou des dialogues (qui se chargent souvent de « dire » le contexte, qui abondent en informations sur le décor, les objets, ou les déplacements des personnages), a entre les mains la version drama- tique d’un roman historique.
Même si le drame romantique est très « théâtral », avec force rebondissements, tensions extrêmes, décors et costumes variés et somptueux, il est une réflexion sur le monde, l’homme et l’histoire qui met en cause les catégories du théâtre, l’habitude qu’on peut avoir des représenta- tions, et le sens qu’on donne à tout spectacle.


Source: Le Livre de poche




 

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