La Chanson de geste

La Chanson de geste

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Les chansons de geste nous sont parvenues par écrit. Nous en avons 80 de nos jours, qui font de 300 à 30 000 vers ! C'était des œuvres auxquelles l'oralité était consubstantielle. Nous sommes d'emblée dans une relation très ambiguë : on a les traces écrites, mais on ne sait plus (ou très peu) comment elles étaient chantées.

1) Les origines de la chanson de geste.

L'expression « chanson de geste » se retrouve rarement. Elle est attestée dès 1170 pourtant dans le Roman de Renart.

D'une manière générale, on rencontre séparément les deux termes « chanson » et « geste » (à la fin de la Chanson de Roland, l'auteur parle de « geste », par exemple). Les deux termes renvoient au même objet poétique, ont un sens équivalent, mais l'un fait appel à la performance (chanson) et l'autre au sujet, à l'histoire (geste). L'un renvoie à la forme, l'autre au fond.

C'est à partir de ces deux termes que nous aborderons le genre épique illustré au Moyen-Âge par la chanson de geste.

Le Moyen-Âge nous a laissé une définition de la chanson de geste, à la fin du XIII° siècle, par l'intermédiaire d'un théoricien français, Jean de Grouchy, dans un traité intitulé De Musica (pour lui, la chanson de geste est un genre musical) : « Nous appelons chanson de geste un chant (cantum) dans lequel sont rapportés les exploits (gesta) des héros et les œuvres de nos ancêtres ».

La chanson de geste était donc bien une chanson, sinon chantée, du moins psalmodiée (< psaume) par un jongleur, qui selon toute vraisemblance s'accompagnait de la vielle.

Jusqu'au XII° siècle, on appelait jogleor un tel personnage (< joculator, latin jocus, « le jeu, la plaisanterie »). Le joculator latin, c'est l'amuseur public (tradition des acteurs romains, mais aussi des bardes celtes qui chantaient des poèmes épiques).

Le jongleur pouvait être aussi bien acrobate que mime, musicien, dompteur, etc.

Parfois, les jongleurs écrivaient leurs propres textes, mais ils étaient la plupart du temps interprètes. Souvent, ils étaient décriés par les auteurs (car ils s'adaptaient à leur public, et transformaient donc l'œuvre originale).

Le jogleor devient à partir du XIII° siècle le jongleur par un croisement sémantique. Il y a eu confusion entre le mot jogleor et le verbe « gengler » (< francique *jangalôn), qui signifiait « blaguer, bavarder, plaisanter ».

Chaque chanson avait sa ligne mélodique propre, qui n'ont presque jamais été conservées.

Le jongleur psalmodiait et mimait (souvent, un autre jouait de la vielle). Il changeait de voix selon les personnages, et il changeait sûrement d'attributs vestimentaires. Derrière lui, il y avait sûrement une toile peinte, qu'on changeait selon les scènes. La chanson donnait lieu à une véritable performance, une vraie représentation (à la fois mise en voix - la voix poétique, et non celle de tous les jours - et mise en scène). La chanson de geste relevait de l'art du spectacle, elle était plus proche du théâtre que du récit.

2) La forme de la chanson de geste.

Ces nécessités du spectacle expliquent la forme de la chanson de geste. Il y a deux caractères fondamentaux : la musique et la mémorisation.

Le texte est d'abord conçu pour le chant. Il est découpé en laisses. Une laisse est une série de vers en nombre indéterminé, allant d'une dizaine de vers à plusieurs centaines. Laisse < laissier (« laisser aller, lâcher ») < laxare. Les vers étaient psalmodiés d'un coup à la suite, on les lâchait d'un trait (> tirade).

Il y avait un phénomène d'assonance. Tous les vers ont la même fin vocalique. Cela donne à la laisse une unité formelle, qui vient doubler une autre unité, l'unité de fond : il se passe une chose dans une laisse. Dans le cadre de cette unité formelle venait en plus s'ajouter la musique.

La musicalité jouait sur deux registres.

Tout d'abord, la laisse s'ouvrait sur une ligne mélodique introductive, appelée « timbre d'intonation ». Elle se poursuivait par une autre ligne mélodique reprise par tous les autres vers (« timbre de développement »), et se clôturait sur un dernier vers avec une ligne mélodique de conclusion (« timbre de conclusion »).

Cette structure musicale mettait en valeur le premier et le dernier vers, musicalement. Leur importance était donc renforcée dans le récit (cf. par exemple la laisse 56 de la Chanson de Roland, moment d'intensité dramatique ; cf. aussi la laisse 12 ; etc.).

Le deuxième registre de musicalité est celui que la poésie a conservé en se coupant de la musique, la musicalité de la langue et des mots. D'où l'importance du rythme, du jeu sur la césure, etc. (cf. la Chanson de Roland, laisse 11 - allitération en [H] - ou laisse 37 - allitération en [i] ).

Le texte est, de plus, conçu pour la mémorisation. Chaque vers constitue une unité syntaxique, une phrase complète (ce qui fait que, si l'on saute un vers, l'auditoire ne s'en rend pas compte). Les vers sont juxtaposés (parataxe). Le jongleur peut oublier un vers, ou bien résumer volontairement une laisse; il n'y a pas alors rupture formelle ou de sens.

La laisse est donc constituée de telle sorte que le jongleur peut avoir des trous de mémoire, ou de telle sorte qu'il puisse s'adapter à son public.


3) La formule épique.
La formule épique est une sorte de « moule syntaxique et métrique » qui exprime une idée, une action ou un sentiment. C'est un élément de vers qui correspond à une proposition et à environ un hémistiche (4 ou 6 syllabes). Il forme un noyau lexical et sémantique.

Les actualisations de ces formules varient en fonction des nécessités (rythme, rime...). C'est un capital de formes préétablies qui permettaient au jongleur d'improviser sur un canevas donné (cf. en annexe les trois vers « Or fu Guillelmes... »).

4) La geste.

Geste < gesta (participe passé du verbe gero, « agir, faire », au neutre pluriel : « les faits, les actions »).

Le mot gesta a été pris pour un féminin singulier (la geste) au sens de : « histoire » (renvoyant à la fois aux événements historiques eux-mêmes et à l'histoire que l'on raconte).

Cf. les titres des ouvrages de Notker (Gesta Karoli Magni) et de Guibert de Nogent (Gesta Dei per Francos, « les hauts faits de Dieu par l'entremise des Francs »).

La geste s'oppose aux récits de type romanesque (=fiction). Jean Bodel, Chanson des Saisnes : « [...] dont les livres d'histoire sont témoins et garants ». (un récit véritable et attesté).

La geste se donne d'emblée comme la vérité elle-même (c'est la parole vraie qui se donne d'elle-même).

Il se pose le problème des origines de la chanson de geste. La plupart des chansons renvoient à l'époque carolingienne (environ du VIII° siècle au X° siècle), celle de Charles Martel (Poitiers, 732). La Chanson de Roland date de 778. La première chanson de geste qui nous soit parvenue date du XI° siècle (pour sa trace écrite), mais elle garde la trace de souvenirs des VIII°, IX° et X° siècles.

Le problème des origines a donné lieu à de grandes querelles universitaires. Il y a eu toute une série de théories...

- La première, c'est la théorie traditionaliste. Elle est apparue au XIX° siècle, et elle est d'inspiration romantique. Elle fait suite aux travaux de folkloristes, en particulier les frères Grimm. Elle repose sur l'idée d'une transmission purement orale. On estimait que le peuple produisait des chants lyrico-épiques tout de suite après les événements. On a appelé cela des « cantilènes ». Les chants auraient ensuite été transmis oralement, jusqu'à une première mise en écrit aux environs du XI° siècle. Cette thèse a été soutenue par un Français, Léon Gautier, un Espagnol, Pio Rajna, et par le fondateur des études médiévales en France, Gaston Paris. Elle pourrait se résumer par la phrase « au commencement était l'événement, et au commencement était le peuple ».

- La deuxième théorie est la théorie individualiste, d'inspiration positiviste. Elle remet en cause la génération spontanée des cantilènes. Joseph Bédier, dans ses Légendes épiques, soutient que les chansons de geste sont d'origine savante et cléricale, crées au XI° siècle dans des sanctuaires importants placés le long des routes de pèlerinages (en particulier la route de saint Jacques de Compostelle). Les œuvres étaient composées pour célébrer la mémoire de quelques grands guerriers sanctifiés. Les moines auraient eu accès à des récits latins savants, et la mise en écrit se serait faite lors de la collaboration entre ces moines et des jongleurs professionnels. « Au commencement était la route ; au commencement était le poète ».

Il y a eu une véritable guerre entre la théorie traditionaliste et la théorie individualiste.

- La troisième théorie, c'est la théorie néo-traditionaliste. À sa base, il y a trois historiens dans les années 50-60 : Ramon Ménendez-Pidal (Espagnol), René Louis (Français) et Jean Rychner (Suisse). Ils renouent avec l'idée d'une activité poétique antérieure aux chansons conservées (conservation des souvenirs initiaux). Il y aurait eu toute une tradition lyrico-épique qui se serait constamment entretenue par un échange constant entre les traditions populaires et la tradition savante écrite en latin (qui aurait débouché au XI° siècle sur l'écrit).

- Pierre Le Gentil, dans La Chanson de Roland (1967) a essayé de faire une synthèse de tout cela : c'est la théorie des mutations. Il admet une activité épique latente depuis les événements (tradition double, orale et savante), sans doute multiforme, antérieure aux chansons connues (XI° siècle). Mais cette théorie insiste sur la mutation brusque, celle provoquée par l'intervention d'un individu qui, un jour, se saisit d'une matière et lui donne une forme (et la matière, dès lors, se fige).

La chanson de geste peut être analysée plus comme le reflet des tensions propres à une époque, plutôt que la permanence d'une mémoire historique.

Il y a réactivation au XI° siècle d'une tradition lyrico-épique : on fait ressortir une grande figure propre à servir une idéologie.

Il y a l'influence de deux faits majeurs : les croisades et l'affermissement de la royauté capétienne. L'affirmation des rois carolingiens (dont l'ancêtre est Charlemagne) se fait de plus en plus forte, d'où une justification du pouvoir monarchique.

D'autres chercheurs sont intervenus (tradition culturelle très lointaine). Grisward s'inspire des travaux de G. Dumézil (découvreur de l'indo-européen) et montre que l'épopée française entretient des relations structurelles et thématiques très fortes avec les mythes indo-européens antérieurs à la romanisation et à la christianisation. Il fait apparaître une figure épique très forte : le géant Rainouart (en fait, c'est l'avatar épique de l'homme sauvage, figure-clé de la mythologie médiévale, qu'on retrouvera chez Rabelais avec la tradition des géants).

La chanson de geste doit être interprétée comme un texte mythique, car fondateur. Elle raconte la bataille originelle, la lutte originelle des grandes puissances qui régissent le monde, d'où est sorti l'ordre établi religieux, politique et moral actuel et le justifie.

Cf. la Chanson de Roland et la bataille de Ronceveaux. Il y a un cataclysme cosmique (laisse 110), tout comme quand Jésus meurt sur la croix : l'ensemble des éléments de l'univers se met en branle.

La production épique, à partir du XIII° siècle, a été rapidement organisée en cycles appelés eux aussi gestes.

Il y a donc trois acceptions du mot « geste » :

- étymologie latine gesta : « les actes héroïques, les exploits ».

- chanson de geste.

- cycle.

Les cycles ont organisé les différentes chansons de geste dans des ensembles thématiques. Il y a eu trois grandes gestes :

- La geste du roi. C'est l'ensemble des chansons de geste qui se réfèrent à Charlemagne, depuis la Chanson de Roland (Espagne), en passant par l'Italie (Aspremont, Fierabras), la guerre contre les Saxons (Jean Bodel, Chanson des Saisnes - c'est-à-dire des Saxons) et la Chanson du voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople.

- La geste de Garim de Montglane. C'est une geste qui a pour thématique centrale la reconquista de l'Espagne musulmane : Chanson de Guillaume (au corb nés) ; la prise d'Orange ; le Charroi de Nîmes ; Aliscans ; le Couronnement de Louis. Ces chansons remettent en cause la figure royale (elles prônent les grands féodaux).

- La geste des vassaux rebelles. Elle développe carrément le thème de la révolte contre le roi : Gormond et Isembart ; Girard de Roussillon ; Raoul de Cambrai ; le cycle des Lorrains (Garin le Lorrain, Gerbert de Metz).

À partir du second XII° siècle, la chanson de geste a été fortement influencée par le roman. L'influence romanesque a été marquée par deux thèmes : l'entrée de l'amour dans la chanson de geste (ex : l'amour de la belle sarrasine) et du merveilleux féerique (en particulier oriental).

Les croisades ont donné lieu à des séries de type épique (production littéraire à partir d'événements contemporains). Ex : à la fin du XIV° siècle, la chanson de Bertrand Du Guesclin.

La chanson de geste française a aussi inspiré le chant des Niebelungen (Niebelungenlied).

À la fin du XIV° siècle et au début du XV°, le roman et la chanson de geste se fondent dans des grands cycles romanesques...






 

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