Le genre de la Fable

Le genre de la Fable

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La fable n’est-elle vraiment – comme le veut la définition traditionnelle – qu’un bref récit mettant en scène des animaux ? Mais Le Chat botté  et Le Petit Chaperon rouge , où l’on voit intervenir des bêtes, sont appelés contes et non fables. Comment oublier aussi qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle le mot fable  est couramment employé au sens de mythe , comme le montrent bien les innombrables « dictionnaires de la fable » du temps, consacrés aux dieux, demi-dieux et héros du Panthéon antique ? Autre ambiguïté : des expressions courantes comme fabuleux  ou affabulation  ne renvoient pas à des récits sur les animaux, mais au merveilleux et à la fiction en général.
Pour caractériser la fable, le plus simple reste de partir de l’étymologie : la racine indo-européenne bha  (x ), parler , d’où viennent le verbe grec fcmí, le latin fari  et le mot fabula , en russe basnija . Dans cette perspective, la fable apparaît moins comme un genre déterminé que comme une nébuleuse originelle à partir de laquelle se sont formés peu à peu divers types de fiction faisant une part plus ou moins grande au narrateur, ou même l’excluant au profit des divers locuteurs qui se sont emparés de l’univers du discours.
Cette hypothèse permet de comprendre un des plus curieux paradoxes de la fable : au départ, le pouvoir indifférencié de séduire par la parole ; à l’arrivée, ce genre singulier qui n’existe plus que « pour les enfants et pour les raffinés », suivant l’expression de Max Jacob. Genre encore plus marginal, si possible, que les contes de fées car la magie la plus extravangante, à notre époque, n’est-elle pas de présenter des animaux qui parlent ? Il importe donc d’examiner de plus près ce fossile vivant. Comment a-t-il pu se constituer ou se maintenir ?

De l’origine à la fonction des fables
Les recherches sur la fable ont longtemps buté sur le problème de ses origines. Fontenelle, à partir de l’Histoire des oracles  du Hollandais Van Dale, ne veut y voir que la volonté de croire, pour les uns, et celle d’exploiter cette crédulité, pour les autres. Mais la critique de cette « longue suite d’erreurs et de délires » vise plus les superstitions que les fables, fictions posées comme telles. Au XIXe siècle, on admet enfin qu’il s’agit de fictions, mais c’est pour supposer aussitôt qu’elles ont un sens caché qu’il faut décrypter : il s’agirait par exemple de mythes solaires ou de rites saisonniers transcrits en images symboliques. Ainsi, dans la Mythologie zoologique  d’Angelo de Gubernatis (1874), le loup dévorant les chevreaux représente tour à tour le Soleil qui fait disparaître les blancheurs de l’aurore, ou l’Hiver, qui semble anéantir les plantes avant que le printemps les fasse reverdir. Interprétation que ne contredisait pas une sociologie décrivant « la mentalité primitive » comme prélogique, « confondant ce que nous distinguons et distinguant ce que nous confondons » (Lévy-Bruhl). Parallèlement, on voulait prouver que toutes les fables venaient de l’Inde. Les progrès de l’anthropologie, de Margaret Mead et Bronislav Malinowski à Edmund Leach et à Claude Lévi-Strauss, nous ont permis de sortir peu à peu de notre ethnocentrisme. Nous commençons à admettre que les cultures dites primitives peuvent atteindre des équilibres égaux ou supérieurs au nôtre sous l’angle de la convivialité, de l’intégration sociale, des structures familiales, etc. Dans cette perspecive nouvelle, interdisciplinaire, le problème de l’origine des fables est remplacé par ceux, plus modestes, de leur fonction dans une société donnée, de leur description, de leur morphologie, de leur cheminement géographique et historique, etc.
Sous cet éclairage, les fables sont inséparables des contes. Il s’agit de formes d’art spécifiques qui viennent d’un lointain passé et qui ont un mode d’existence essentiellement oral, par l’intermédiaire de conteurs, spécialisés ou non, qui n’ont pas de statut de créateurs, mais qui créent malgré tout en élaborant sans cesse ces œuvres et en les adaptant à leur public qui intervient à sa manière et peut, de ce fait, être à son tour considéré comme créateur. Dès l’apparition de nouveaux supports et de nouveaux modes de transmission, ces œuvres essentiellement orales ont été notées, puis élaborées, ce qui a permis de suivre et de confronter le cheminement et la restructuration de la même histoire dans le circuit de l’oral et dans celui de l’écrit, et aussi de les classer par « types ».
Les contes d’animaux occupent les premiers numéros, de 1 à 299, dans la classification internationale Aarne-Thompson. Le conte animalier a-t-il une structure spécifique ? Propp, on le sait, analysant une centaine de contes merveilleux, a identifié un schéma fonctionnel comportant un manque ou méfait initial que le héros répare ou compense par une série de combats ou d’épreuves et qui aboutit à un équilibre meilleur. Par opposition à ce schéma dynamique et fermé, le conte animalier, qui ne comporte généralement que deux personnages, serait, selon Marie-Louise Tenèze, une structure statique, ouverte. En effet, les héros (le fort et le faible, le trompeur et le trompé) se retrouveraient à l’arrivée dans la même situation qu’au départ, donc disponibles pour une nouvelle aventure fondée sur la même opposition. Ainsi s’expliquerait que les contes animaliers se présentent volontiers sous forme de chaînes ou de cycles : celui du renard, du loup, de l’âne, etc.
L’opposition entre les protagonistes ne se réduit pas à ces deux contrastes. Elle s’organise autour de couples de contraires, du type force physique + sottise et faiblesse + intelligence, auxquels s’ajoute l’antagonisme bête sauvage-bête domestiques. Double reflet d’une combinaison encore plus fondamentale, celle qui associe la bête et l’homme, confrontation où l’homme n’a pas nécessairement le beau rôle. Ainsi, par un jeu d’éventualités infiniment variées, se constitue un monde fictif, mais aussi cruel et imprévisible que le vrai : le renard ne cesse de berner le loup, mais il est trompé à son tour par la merlette ; la chèvre qui a quitté son abri sera mangée ; mais les biquets qui auront su exiger le mot de passe seront épargnés. Et ainsi de suite.
Ces analyses permettent de comprendre pourquoi « se servir d’animaux », suivant l’expression de La Fontaine, n’est pas un choix neutre. Au-delà de toute intention politique qui peut s’y ajouter, il suppose une sorte de philosophie implicite, qui n’est pas nécessairement naïve : l’idée que l’homme est un animal parmi d’autres, privilégié certes par son intelligence, mais qui doit attention et respect aux autres espèces. Cet émerveillement devant la nature donne une saveur particulière aux contes étiologiques  et mimologiques , récits qui sont censés expliquer telle ou telle caractéristique d’un animal (par exemple la lâcheté du lièvre ou la trompe de l’éléphant) ou encore justifier son cri (le conte n’hésite pas, souvent, à le traduire en langage humain).
Dans la plupart des contes d’animaux collectés ou élaborés depuis quelques siècles, l’intention cosmogonique n’est plus explicite ; les traits distinctifs de chaque animal nous sont fournis sans explication car ils jouent leur rôle dans l’histoire racontée. Les conteurs populaires privilégient telle ou telle caractéristique de chaque espèce animale – typologie qui, à la longue, devient un répertoire de locutions courantes et une ébauche d’histoire naturelle.

Chacal sanscrit et fourmi malgache
Un des recueils le plus souvent cités dans les histoires de la fable est le Pañcatantra , ou les « Cinq Livres » de la sagesse, dont le noyau primitif date vraisemblablement du début de notre ère. Il s’agit de contes d’animaux qui ont été recueillis dans l’Inde méridionale, le Cachemire et le Népal et qui se sont transmis et augmentés par d’innombrables versions, syriaques, arabes, hébraïques, latines, etc. Une de ces versions a été particulièrement populaire, sous le titre Hitopadeσa  ou l’« Instruction profitable ». Les héros de cette épopée sont les animaux de la faune indienne, depuis les princes de la jungle et de la savane jusqu’aux bestioles les plus modestes, la puce et le pou. Le chacal y tient le rôle de notre renard. Il s’agit de récits sans moralité explicite et même très souvent immoraux, au sens courant du terme, puisque les personnages obéissent à la loi du plus fort. L’ironie est cependant toujours présente et on peut la considérer comme l’esquisse d’une moralité par antiphrase. Traduite et adaptée plus de deux cents fois, l’œuvre a exercé une profonde influence sur toute la tradition animalière européenne, du Resneke Fuchs  aux Gesta Romanorum , de Marie de France à La Fontaine, à Grimm et à Andersen. Va-t-on pour autant conclure à une influence directe, textuelle des Indes et par là revenir à la théorie de l’origine unique des fables ? L’hypothèse est peu probable. On retrouve les mêmes histoires d’animaux dans beaucoup d’autres littératures orales européennes, amérindiennes ou africaines, par exemple dans les contes populaires malgaches, recueillis par Jeanne de Longchamps : rapports d’entraide, de dépendance ou de violence et aussi récits étiologiques justifiant le « fady », forme malgache du tabou mélanésien, expliqué par des aventures où ces animaux sauvèrent la vie de l’homme. On a pris l’habitude de réserver le nom d’apologues  aux récits comportant une morale distincte et celui de fables  aux textes purement narratifs. Cette distinction ne doit pas nous faire oublier que les variations formelles de la fable sont liées aux besoins du public qui, en l’occurrence, doit être considéré non seulement comme destinataire mais comme co-auteur. S’il est de connivence et capable de saisir le non-dit, la fable peut se présenter sous l’apparence d’un simple récit, imagé ou non ; dans le cas contraire, la fable proprement dite est longuement analysée et expliquée et peut même n’apparaître que comme un exemple ou comme la justification concrète d’un raisonnement.

D’Ésope aux « renardies »
Ésope, poète aussi légendaire qu’Homère, aurait vécu en Grèce au VIe siècle avant J.-C. Le recueil qui nous est parvenu sous son nom comporte environ trois cents brefs récits en prose, souvent accompagnés d’une courte moralité. À ces récits il faut ajouter la Vie d’Ésope, esclave phrygien , fable qui joue le rôle d’un véritable « mode d’emploi ». Il s’agit d’un conte, ou d’une rapsodie de contes, qui nous présente les épreuves et les problèmes que le fabuliste légendaire dut affronter et résoudre, tantôt pour répondre à des accusations calomnieuses, tantôt pour que son maître consente enfin à l’affranchir. Au-delà des anecdotes se précise la caractéristique essentielle du genre : le mentir-vrai. Là où la société emprisonne ou tue ceux qui disent la vérité, l’artiste est acculé à la « feinte », au « dire sans dire ». Et quelle meilleure ruse que de faire parler les animaux ? Les puissants du jour sont réduits à l’impuissance, car se fâcher reviendrait à avouer qu’ils se sont reconnus.
Autre étape de l’évolution de la fable, au premier siècle de notre ère : Phèdre. D’origine thrace, mais citoyen romain, il restructure le genre. La fable reste concise, mais devient, par sa construction même, une comédie ou un petit drame aux effets soigneusement préparés.
Sous le Bas-Empire et tout au long du Moyen Âge, les contes animaliers connaissent un double destin. Dans leur forme originale, ils continuent à être racontés aux veillées, dans les campagnes, comme l’atteste par exemple Noël du Fail dans ses Propos rustiques et facétieux  ; christianisés, dans le sillage des paraboles , ils se transforment en exempla , à l’appui des prêches. À un autre niveau d’élaboration, tour à tour oral et écrit, le genre connaît un essor considérable : tantôt brève histoire pour rire, en vers (ysopet, lai ou fabliau), tantôt cycle de contes d’animaux rehaussés d’allusions politiques, comme les diverses branches du Roman du Renart , violente et savoureuse satire des injustices de la société féodale. On notera que les traits typiques des animaux de la fable, suivant l’époque et les intentions de l’artiste, peuvent évoluer au point de changer de sens : le renard, en trompant le trompeur, finit par devenir un personnage positif ; l’âne, symbole de la sottise, apparaît souvent comme celui de l’humilité et de la patience, une patience qui pourrait bien ne pas durer toujours.
Les fables ont un autre emploi essentiel : la pédagogie. À une époque où l’enseignement est austère et se fait essentiellement en latin, les fables d’Ésope et de ses émules, souvent illustrées, sont vite identifiées comme de remarquables instruments de travail scolaire. Ésope, diffusé dès le début de l’imprimerie, s’enrichit de beaucoup d’autres versions de contes animaliers ou de gloses : les fables d’Aphthonius, de Babrias, d’Avienus, d’Abstemius, de Faërne. Dans les collèges, l’enfant traduit ces fables latines et grecques, mais il est invité aussi à les refaire, à les amplifier en développant les « circonstances », à « argumenter » à leur sujet, à disserter sur leur « morale ». La diffusion des fables s’effectue aussi par les emblèmes , hybridation du genre, très pratiquée par les humanistes : un titre bref, de forme souvent proverbiale, précède une gravure, généralement très soignée, qui raconte la fable en image ; suit la fable elle-même ; vient enfin un long commentaire qui précise à la fois l’anecdote et sa signification. Ces recueils – dont le plus célèbre est celui d’Alciat (1531) – ont un très grand succès au XVIIe siècle. Nous savons ainsi que La Fontaine a apprécié et utilisé les recueils plusieurs fois réédités de Baudoin et de Verdizotti. Nombreuses aussi sont les résurgences des contes d’animaux dans la littérature savante du XVIe siècle, soit sous la forme même de fables, comme chez Marot, soit dans des épisodes intégrés à une narration plus élaborée, comme l’histoire des moutons de Panurge, chez Rabelais.

Le dernier des fabulistes ?
Faut-il, avec l’entomologiste J. H. Fabre, s’étonner des « grossiers non-sens » de La Fontaine et rappeler que la cigale n’est ni granivore ni insectivore ? À ce compte, pourquoi ne pas incriminer aussi l’étrange erreur de ces bêtes qui parlent et qui chantent ? Le fabuliste a sans doute su que les cigales disposent d’un délicat suçoir à sève, mais peut-on lui tenir grief d’avoir maintenu, dans une fable brève, la typologie traditionnelle qui, du reste, respecte la vérité à propos des rapports peu cordiaux qu’entretiennent l’espèce des fourmis et celle des cigales ?
Les Fables  de La Fontaine ne nous dispensent pas, c’est certain, de suivre les progrès de l’entomologie contemporaine ; leur mérite – et leur réussite – est ailleurs : dans la convenance complexe entre un genre souple et un esprit libre et inventif, attentif aux événements importants et aux grands courants de pensée de son temps. Héritier de traditions multiples, respectées et approfondies avec bonheur, La Fontaine a transformé la fable en elle-même et en tout autre chose : rapsodie de contes animaliers et essai philosophique, comme le Discours à Madame de La Sablière  (IX, 20) ou scénario plein d’imprévu et vagabondage lyrique comme Les Deux Pigeons  (IX, 2).
La réussite de La Fontaine a-t-elle tari le genre ? Il est certain que les fables de Florian, souvent habiles et gracieuses, souffrent de la comparaison. Mais l’erreur, justement, n’est-elle pas de vouloir comparer ce qui ne doit pas l’être ? Plusieurs fabulistes, en évitant d’imiter La Fontaine et en recherchant un autre ton dans leurs traditions nationales, ont atteint une notoriété justifiée : ainsi, en Angleterre, les fables de John Gay (1726), en Allemagne, celles de G. E. Lessing (1759), en Espagne, celles de T. de Yriarte (1782). Le plus célèbre de ces rénovateurs de la fable reste Ivan Andreievitch Krylov (1768-1844). Ses fables sont élaborées à partir de contes d’animaux du terroir russe ; bien qu’adaptées à l’actualité du temps, elles la dépassent par un « parti pris des choses » plein d’ironie ; elles restent vivantes aussi par leur langue, imagée et savoureuse, riche en expressions proverbiales et en trouvailles qui sont vite devenues populaires.
Mais faut-il limiter la fable, qui a été si longtemps cyclique et de tradition orale, à ses formes les plus brèves et au support de l’imprimé ?
Le courant animalier, enrichi par les relations des grands voyageurs et par les observations des zoologistes, s’est renouvelé dans des cycles romanesques d’une grande qualité artistique : ainsi les deux Livres de la jungle  du Britannique R. Kipling, l’Appel de la forêt  et autres romans consacrés aux animaux du grand Nord de l’Américain Jack London, qui sont vite devenus des classiques de la littérature pour adolescents. Parallèlement, le progrès des sciences naturelles et leur vulgarisation ont rejeté les animaux prétextes de la fable dans la littérature pour les plus jeunes. En inversant les caractéristiques traditionnelles de quelques fauves, en particulier celles du loup, Marcel Aymé, dans les Contes du chat perché , leur a inventé des aventures pleines de grâce et de malice.
La fable a paru trouver un nouveau souffle dans le secteur du dessin animé, avec les courts métrages de Walt Disney, largement diffusés par le cinéma, la presse et le livre. Mais Donald le Canard et Mickey la Souris se sont révélés des héros ambigus. Dans des scénarios qui semblent anodins, ils distillent et banalisent un individualisme cynique et sans scrupules, très éloigné de l’humanisme fondamental de la fable.
Ce n’est pas une raison de douter de l’avenir de ce genre qui a déjà resurgi tant de fois de ses cendres. Le besoin du public contemporain en œuvres courtes, réfléchies et gaies est loin d’être comblé. Et sa curiosité sur la vie animale et sur ses rapports avec la nôtre est restée intacte. Peut-être faudra-il chercher les résurgences futures de la fable du côté du court métrage, documentaire ou d’animation, de la bande dessinée, de la nouvelle, du poème et de la chanson.




 

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