Queneau est un véritable acrobate. Toute sa vie il a jonglé entre littérature et mathématiques, malice et gravité, tendresse et dérision, érudition et innocence, humour et amertume. Curieux de tout, il a eu également une ambition encyclopédique ( la liste des livres qu'il a lus et souvent relus, établie par lui même, comporte environ 10 000 titres) et une volonté d'effectuer une recherche permanente sur le langage. |
Queneau rejoint le surréalisme en 1924. Sa plume couvre bientôt les pages de la revue La Révolution surréaliste.
Il épouse en 1928 Janine Kahn, belle-sœur de Breton. L’année suivante, il rompt avec le pape du surréalisme au moment où celui-ci quitte Simone (sœur de Janine). Queneau participe notamment, avec Prévert et d’autres, à la rédaction d’Un Cadavre dirigé contre Breton. Une rupture dont il met plusieurs années à se remettre.
En revanche, il est une autre rupture dont il va se nourrir toute la vie : celle qui veut mettre un terme à la création littéraire romantique ou même surréaliste, et redonner à des contraintes d’écriture classiques ou inédites une place que le génie ou le subconscient ont effacée. Car après le surréalisme, il se cherche d’autres cadres d’écriture qui le gardent de la facilité ou de l’esthétisme.
Pour Queneau le classique, la structure et l’ordre, en poésie comme dans le roman, n’ont pas pour effet de gommer l’individu, son cœur et son âme, mais au contraire d’en révéler les abîmes et les désordres. Montrer le désordre par l’ordre ! Il en apporte la preuve par son abondante œuvre en vers et en prose, qui donne naissance à des personnages drôles ou tragiques, toujours en quête des mystères du monde.
L’usage que fait Queneau des procédés d’écriture est sans fin.
Dans On est toujours trop bon avec les femmes, il reprend la topographie de l’Ulysse de Joyce, envers qui il se reconnaît une dette (comme envers les auteurs anglais et américains, qui lui ont appris qu’il existait une technique du roman, comme il l’explique dans Bâtons, chiffres et lettres).
Dans Exercices de style (1947) - qui lui assure son premier grand succès public -, il raconte de 99 manières différentes et souvent hilarantes une banale aventure dans un bus.
Certains de ses tours traversent son œuvre entière, comme ce vers de Hugo « C’était l’heure tranquille où les lions vont boire » que l’on retrouve décliné de diverses façons dans presque tous ses romans : Le Chiendent (1933, son premier succès), Exercices de style, Zazie dans le métro (1959), Les Fleurs bleues (1965)…
C’est dire aussi que pour lui, à la base de l’écriture se trouve la lecture. Queneau est un encyclopédiste. Non seulement parce qu’il dirige à partir de 1956 l’Encyclopédie de La Pléiade aux éditions Gallimard - il y est entré en 1938 comme membre du comité de lecture, spécialiste en littérature anglo-américaine, mais parce qu’il s’attèle à une encyclopédie des sciences inexactes (700 pages, non publiée) et à une autre des fous littéraires…
Pour expérimenter ces processus de création avec d’autres, il fonde l’Oulipo (Ouvroir [1] de littérature potentielle) en 1960 avec François Le Lionnais. L'OuLiPo c'est ce laboratoire littéraire préconisant l'utilisation de structures mathématiques dans la création littéraire; atelier dans lequel Queneau et ses amis ( notamment Georges Perec, Jacques Roubaud et Italo Calvino ) inventeront de nouveaux mécanismes. C’est le cas de la méthode "S+7" , consistant à remplacer chaque mot d’un texte (à l’exception des mots-outils) par le septième mot suivant dans le dictionnaire. Ainsi Queneau transforme-t-il la fable de La Fontaine, la Cigale et la Fourmi en la célèbre Cimaise et la Fraction :
La Cimaise ayant chaponné tout l’éternueur
Se tuba fort dépurative quand la bisaxée fut verdie
Pas un sexué pétrographique morio de mouffette ou de verrat.
Elle alla cocher frange
Chez la fraction sa volcanique…
Parmi les exemples les plus célèbres , on peut également citer la Disparition de Georges Perec, dans lequel ne figure pas une seule fois la lettre e; e qui est pourtant le caractère la plus utilisé de la langue française. En 1950, Queneau a intégré un groupe similaire, encore plus farfelu : le Collège de Pataphysique, créé deux ans auparavant
Queneau a également publié sur la fin de sa vie des recueils de poésie (Courir les rues, 1967; Battre la campagne, 1968! Fendre les flots, 1969). Il est considéré aujourd'hui comme un des grands auteurs français du vingtième siècle. Jean d'Ormesson qui l'a bien connu et qui pendant trois ans, tous les mardi soirs au sortir du comité de lecture de Gallimard le raccompagnait chez lui , lui rend cet hommage : "Une prodigieuse tendresse pour les êtres se combinant chez lui avec le goût de l'imposture, personne ne peut douter que Queneau soit un vrai et un grand poète."