Admiré, certes, controversé, jalousé, respecté aussi pour sa vivacité intellectuelle, mais aimé non, justement parce que son intelligence était narquoise, belliqueuse. Naturellement chef d'école parce qu'il avait des convictions esthétiques fortes, il les défendait en attaquant. Le Nouveau Roman, dont il s'institua le chef de file, il l'a conçu comme une manière de faire corps contre la littérature qu'il trouvait périmée, facile, et qui plaisait au grand nombre. |
Sa formation d'ingénieur agronome lui avait donné l'idée qu'en art comme en science, il y a progrès, et que les vérités neuves s'imposent en rendant caduques les anciennes. Il pouvait donc y avoir des erreurs esthétiques, de mauvais raisonnements en art comme il y en a d'inélégants en mathématique. Et puis des révolutions. Le nouveau devait tuer l'ancien, ceci remplacer cela. Robbe-Grillet remplacer... qui, quoi ? Balzac, le roman balzacien, ses adeptes traditionnels, le romancier régnant sur sa création comme Dieu sur l'univers, éternellement, alors qu'en art tout est jeu de formes et de langage, "remise en question permanente", "perpétuelle renaissance".
De sa belle voix grave et amusée, il expliquait volontiers, encore récemment dans ses entretiens radiophoniques repris en livre, Préface à une vie d'écrivain (2005), que ses études scientifiques l'avaient d'abord cantonné aux lettres anciennes, aux classiques, pour la culture littéraire, et qu'il avait eu, jeune homme, des rapports distants avec les romans de son temps, préférant Hérodote à Henri Troyat, Homère à Georges Duhamel.
Lorsqu'il se mit à écrire, sans l'idée d'abord de devenir écrivain, il fut en quelque sorte porté à l'originalité par méconnaissance de ce qui se faisait et ne s'aperçut qu'au rejet de ses premiers romans (Les Gommes, 1953 ; Le Voyeur, 1955) par une partie influente de la critique qu'il avait transgressé des règles. Il allait en faire l'inventaire et la critique afin d'établir les siennes propres (Pour un nouveau roman, 1963), qu'il pensait plus valides pour son époque.
Né à Brest en 1922, petit-fils d'instituteur, fils d'un petit entrepreneur désargenté, Alain Robbe-Grillet fait ses études primaires, secondaires et supérieures à Paris, avec un an de service du travail obligatoire en 1943-1944 à Nuremberg comme tourneur-rectifieur. Diplômé de l'Institut national d'agronomie en 1945, il remplit divers emplois d'ingénieur, à l'Insee puis à l'Institut des fruits et agrumes coloniaux, au Maroc, en Guinée, à la Guadeloupe. Il se met à écrire Les Gommes sur le paquebot qui le ramène des Antilles, en 1951, pour raisons de santé. Auparavant, il avait écrit, en 1949, le roman Un régicide, qui fut refusé par Gallimard. Jérôme Lindon accepte avec enthousiasme Les Gommes pour les Editions de Minuit ; il soutiendra toujours les projets de l'écrivain et l'engage comme lecteur puis comme conseiller littéraire. En 1955, Le Voyeur obtient le prix des Critiques, grâce à Georges Bataille, Jean Paulhan et Maurice Blanchot, qui ont été, avec Georges Lambrichs et Roland Barthes, les premiers à le soutenir. Le Voyeur provoque dans Le Monde la fureur du feuilletoniste littéraire, l'académicien Emile Henriot, qui le voue à la correctionnelle ou à Sainte-Anne. Plus tard, Jacqueline Piatier rectifiera le tir en faveur de Robbe-Grillet, qu'elle admirait plus qu'elle ne le prisait - ils siégeaient ensemble dans le jury du prix Médicis.
La publication, en 1957, de La Jalousie, roman de l'hypertrophie du regard, celui possiblement d'un époux jaloux jusqu'à la démence, scènes photographiques de la vie coloniale, sans action, sans intrigue, laisse perplexes même les lecteurs conquis par les deux précédents, qui n'étaient pas faciles non plus : 746 exemplaires vendus la première année, alors que Le Voyeur avait atteint les 10 000. Pourtant, Robbe-Grillet, devenu auteur-star pour études littéraires dans les universités (surtout américaines), déclarait dans un éclat de rire que les droits de La Jalousie, ce roman lent, énigmatique, répétitif, déroutant et peut-être délibérément illisible, expérimental en tout cas, et donc très commenté, lui rapportaient à eux seuls l'équivalent du smig.
En 1960, il signe le Manifeste des 121 pour le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie ; le Nouveau Roman y est aussi représenté par Marguerite Duras, Claude Ollier, Nathalie Sarraute et Claude Simon. Cette prise de position ne retiendra pas André Malraux de lui apporter le soutien du ministère de la culture pour la réalisation de son premier film, L'Immortelle (1963), rendu possible par le succès de L'Année dernière à Marienbad (1961), qu'il a écrit et qu'a réalisé Alain Resnais.
Plusieurs films suivront, pour un public de plus en plus "averti". La Maison de rendez-vous, le roman paru en 1965, voit l'auteur glisser vers la fantasmatique érotico-picturale que Projet pour une révolution à New York (1970) oriente vers l'esthétique du pop art américain. En 1981, après une décennie littérairement peu fructueuse, Robbe-Grillet donne une sorte d'exercice de grammaire appliquée à ses thèmes visuels favoris, Djinn, qui donne un sentiment d'épuisement de la veine. Tout change avec la conversion inattendue de l'auteur à l'autobiographie : Le miroir qui revient (1984), Angélique ou l'enchantement (1987), Les Derniers Jours de Corinthe (1994).
Cette trilogie des "Romanesques", à laquelle s'ajoute, en 2001, La Reprise, transgresse en un jeu habilement pervers les contrats de lecture qui régissent l'autobiographie et le roman, sans pour autant sacrifier au genre ambigu de l'autofiction, que d'ailleurs Robbe-Grillet réprouve, lui préférant, pour son usage érotisé, l'"autobiographie fantasmatique". Son livre ultime, Un roman sentimental (2007), poussait la transgression jusqu'à la pornographie par une sorte de saturation de ses propres thèmes.
Cette oeuvre a marqué son époque par sa singularité obstinée, sa richesse d'expression et le petit nombre de ses obsessions (le regard mobile et fouilleur, le viol, le sang, la jeune fille à peine nubile, la blessure, l'escarpin rouge, la lanière qui frappe une chair, la cordelette qui l'attache, etc.) et par l'extrême intelligence de son commentaire méta-discursif. L'écrivain était en effet un critique très remarquable. Sur la vingtaine de livres qu'Alain Robbe-Grillet a publiés et qui sont des créations artistiques hypersophistiquées, il se pourrait que seuls les deux premiers, Les Gommes et Le Voyeur, restent comme d'indéniables chefs-d'oeuvre. Leur virtuosité verbale, leurs volontaires égarements narratifs, leurs glissements dansants sur des thèmes récurrents, leur intensité fantasmatique, leur angoisse aussi, une sorte de froideur qui caresse la peau de la langue et y tranche comme un rasoir en font des expériences de lecture inoubliables de complicité dans l'hallucination perverse.
Elu à l'Académie française en mars 2004, au fauteuil de Maurice Rheims, qu'il n'a jamais occupé, Alain Robbe-Grillet aura, pour finir, faussé compagnie aux Immortels sans sacrifier à aucun de leurs rites, habit vert, discours, éloge, dictionnaire. Mais il leur laisse un nom illustre et aux vrais lecteurs une oeuvre considérable et qui peut échapper aux marques du temps par le coulé, le "nappé" somptueux, aurait dit Roland Barthes, de son écriture si française.