SHAKESPEARE William: Biographie, études et analyses

SHAKESPEARE William

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Modèle littéraire

Après Shakespeare, en Angleterre

Shakespeare a bénéficié du succès durant toute sa carrière comme le prouvent aussi bien la constitution de sa fortune personnelle que son accession à la petite noblesse. Ben Jonson, après sa mort, dit l'admiration qu'il éprouve à son égard. Malgré certaines critiques et l'influence du théâtre français et de ses règles, il paraît ne pas avoir vraiment souffert d'éclipses sur les théâtres anglais, même si, lors de la réouverture des théâtres, en 1660, on a tendance à le réécrire et l'édulcorer pour le conformer aux canons en vigueur venus de France. Mais le XVIIIe siècle retourne vers l'original, autant que faire se peut. Voltaire, dans la dix-huitième des Lettres philosophiques, "Sur la tragédie", (1734) en témoigne : "Les Anglais avaient déjà un théâtre aussi bien que les Espagnols, quand les Français n'avaient que des tréteaux. Shakespeare, qui passait pour le Corneille des Anglais, florissait à peu près dans le temps de Lope de Vega ; il créa le théâtre, il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie, c'est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais ; il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles dans ses farces monstrueuses, qu'on appelle tragédies, que ses pièces ont toujours été jouées avec un grand succès."
David Garrick (1717 - 1779), acteur, dramaturge, directeur de théâtre, qui commence à jouer en 1740, fera beaucoup pour populariser Shakespeare dont il interprètera les grands rôles : Hamlet, Lear, Macbeth, et dont il transformera un certain nombre de pièces en opéras. William Hogarth n'est pas le seul à l'avoir peint, Gainsborough aussi. Sa renommée est grande et Diderot appuie un des premiers arguments du Paradoxe sur le comédien sur son témoignage qui oppose les acteurs de Shakespeare aux acteurs de Racine ("celui qui sait rendre parfaitement une scène de Shakespeare ne connaît pas le premier accent de la déclamation de Racine.")
L'absence de "bon goût" et le non respect des règles rendra sa diffusion en Europe plus difficile.


Au XVIIIe siècle en Allemagne

C'est d'Allemagne que va partir pour le reste de l'Europe la grande vague shakespearienne. Shakespeare, connu par des troupes anglaises, est traduit en 1740 (Jules César) et suscite, à peu près les mêmes réactions qu'avait eues Voltaire : des éclairs de beauté dans une confusion insupportable. Mais dans la deuxième moitié du siècle, la jeunesse s'empare de Shakespeare comme d'un drapeau avec Lessing d'abord (1759), puis Wieland qui traduit 22 pièces entre 1762 et 1766, puis Lenz, puis Goethe, puis Herder, puis Schlegel qui vont animer un débat où il ne s'agit de rien moins que de fonder un théâtre allemand, un théâtre qui puisse répondre aux attentes d'un nouveau public. Shakespeare devient le modèle à opposer à l'hégémonie des Français. Dans une sorte de nouvelle querelle des anciens et des modernes, à l'art, aux règles, ils vont opposer la "nature", les émotions, l'effet produit sur le spectateur pour, pense Lessing, renouer avec la vérité d'Aristote mal compris par les Français, pour en finir avec Aristote, clame Lenz, beaucoup plus radical. Herder, en 1773, dans un essai sur le dramaturge anglais donne ses fondements philosophiques à cette insurrection, par ailleurs fortement influencée par l'article "Génie" de l'Encyclopédie. Le "génie", et Shakespeare est un génie, tire ses ressources du présent, non d'une tradition, par définition, sans validité pour le présent pour avoir correspondu à un autre temps, un autre contexte socio-historique. Sophocle "parle" Athènes au Ve siècle avant Jésus Christ, Shakespeare est son équivalent dans l'Angleterre des Tudor et montre la voie à ceux qui veulent "parler" leur temps. Pour Herder, Shakespeare a la capacité de révéler la destinée humaine et le devenir historique en dépassant toutes les limites des règles et les divisions de genres. Ce que fait Goethe dans Götz von Berlichingen en 1772. Goethe revient, d'ailleurs, toute sa vie sur Shakespeare et son roman, Les Années d'apprentissage de Wilhem Meister (1795-96 ), retrace du livre III au livre V, de la première partie, ce qu'a été la découverte du dramaturge et, en particulier, d'Hamlet où la mise en abyme (la représentation théâtrale que fait donner Hamlet) est perçue, par les jeunes pré-romantiques du "Sturm und Drang", puis par les Romantiques, comme une théorie du théâtre. Dans son dernier essai sur Shakespeare, en 1826, Goethe verra en lui la jonction du passé et du présent, de l'antique et du moderne, de ce qu'il nomme "devoir" et "vouloir", contradiction entre l'imposé et l'aspiration à la liberté qui anime tous ses personnages.
Shakespeare est pour eux le modèle de la liberté dramatique, en même temps qu'une pensée en acte, une méditation sur l'homme.


Le goût est souvent séparé du génie. Le génie est un pur don de la nature ; ce qu'il produit est l'ouvrage d'un moment ; le goût est l'ouvrage de l'étude et du temps ; il tient à la connaissance d'une multitude de règles ou établies ou supposées, il fait produire des beautés qui ne sont que de convention. Pour qu'une chose soit belle selon les règles du goût, il faut qu'elle soit élégante, finie, travaillée sans le paraître: pour être de génie il faut quelquefois qu'elle soit négligée ; qu'elle ait l'air irrégulier, escarpé, sauvage. Le sublime et le génie brillent dans Shakespeare comme des éclairs dans une longue nuit, et Racine est toujours beau : Homère est plein de génie, et Virgile d'élégance.

Les règles et les lois du goût donneraient des entraves au génie ; il les brise pour voler au sublime, au pathétique, au grand. L'amour de ce beau éternel qui caractérise la nature ; la passion de conformer ses tableaux à je ne sais quel modèle qu'il a créé, et d'après lequel il a les idées et les sentimens du beau, sont le goût de l'homme de génie. Le besoin d'exprimer les passions qui l'agitent est continuellement gêné par la Grammaire et par l'usage : souvent l'idiome dans lequel il écrit se refuse à l'expression d'une image qui serait sublime dans un autre idiome. Homère ne pouvoit trouver dans un seul dialecte les expressions nécessaires à son génie ; Milton viole à chaque instant les règles de sa langue, et va chercher des expressions énergiques dans trois ou quatre idiomes différents. Enfin la force et l'abondance, je ne sais quelle rudesse, l'irrégularité, le sublime, le pathétique, voilà dans les arts le caractère du génie ; il ne touche pas faiblement, il ne plaît pas sans étonner, il étonne encore par ses fautes.

article "Génie (littérature et philosophie)" de L'Encyclopédie.

En France, au XIXe siècle

L'impulsion donnée par les Allemands va rencontrer de nombreux échos chez les jeunes Romantiques français du début du siècle. En 1800, Madame de Staël publie De la littérature considérée dans ses rapports avec l'institution sociale. Elle affirme, en héritière des philosophes, que la littérature, comme la société dans son ensemble, progresse. Bien des arguments qu'elle avance rappellent souvent ceux des modernes de la fin du XVIIe siècle contre les anciens, à ceci près que, pour elle, il n'y a plus à choisir : la littérature sera moderne ou ne sera pas. Dans la première partie de son livre, elle trace un panorama de la littérature depuis les Grecs jusqu'à la Révolution française et s'attarde sur Shakespeare (chapitre XIII) qu'elle pose comme le premier des modernes : "Depuis les Grecs jusqu'à lui, nous voyons toutes les littératures dériver les unes des autres, en partant de la même source. Shakespeare commence une littérature nouvelle..."
Comme les Allemands, elle s'intéresse surtout aux tragédies où elle admire la dimension réflexive sur la condition humaine : la mise en scène de la mort, du crime, de la souffrance, de la solitude, de la folie : "telle qu'elle est peinte dans Shakespeare [elle] est le plus beau tableau du naufrage de la nature morale, quand la tempête de la vie surpasse ses forces", mais aussi la capacité de Shakespeare d'éveiller la pitié : "Un sentiment, aussi, que Shakespeare seul a su rendre théâtral, c'est la pitié sans aucun mélange d'admiration pour celui qui souffre, la pitié pour un être insignifiant et quelquefois même méprisable. Il faut un talent infini, pour transporter ce sentiment de la vie au théâtre, en lui conservant toute sa force ; mais quand on y est parvenu, l'effet qu'il produit est d'une plus grande vérité que toute autre : ce n'est pas au grand homme, c'est à l'homme qu'on s'intéresse ; l'on n'est point alors ému par des sentiments qui sont quelquefois de convention tragique, mais par une impression tellement rapprochée des impressions de la vie, que l'illusion est plus grande."
Son admiration ne l'empêche pas de trouver aux pièces de Shakespeare les fautes de goût que lui reprochait Voltaire.
Ce n'est que lentement que ces idées vont s'imposer.
En juillet 1822, une troupe anglaise vient jouer à Paris : elle fait scandale et les représentations ne pourront avoir lieu qu'en privé.
En 1823, puis 1825, Stendhal publie deux pamphlets, sous le titre de Racine et Shakespeare. Le premier, dans sa préface, affirme "Je prétends qu'il faut désormais faire des tragédies pour nous, jeunes gens raisonneurs, sérieux et un peu envieux, de l'an de grâce 1823." En trois chapitres, Stendhal y démonte la nécessité des unités de temps et de lieu, insistant (comme les Allemands et madame de Staël) sur l'effet produit ; la nécessité de rénover la comédie ; et celle d'être romantique, c'est-à-dire "moderne", "de son temps" comme le fut Shakespeare : "Shakespeare fut romantique parce qu'il présenta aux Anglais de l'an 1590, d'abord les catastrophes sanglantes amenées par les guerres civiles et pour reposer de ces tristes spectacles, une foule de peintures fines des mouvements du coeur, et des nuances de passions les plus délicates. " Et il ajoute:
"Les romantiques ne conseillent à personne d'imiter directement les drames de Shakespeare.
Ce qu'il faut imiter de ce grand homme, c'est la manière d'étudier le monde au milieu duquel nous vivons, et l'art de donner à nos contemporains précisément le genre de tragédie dont ils ont besoin, mais qu'ils n'ont pas l'audace de réclamer, terrifiés qu'ils sont par la réputation du grand Racine."
EN 1825, la bataille avec les "classiques" (dit "Académiciens" dans le premier pamphlet) bat son plein et Stendhal récidive. Ce sont de nouveau les académiciens qui sont sur la sellette et Stendhal imagine une correspondance entre un défenseur des classiques et un partisan des romantiques. Comme les Allemands du XVIIIe siècle, Stendhal prône une tragédie nationale, inspirée de la chronique :"Aujourd'hui personne dans la société ne sait l'histoire de France [...] la tragédie romantique nous l'apprendra..."
Comme il l'a été pour les jeunes gens du "Sturm und Drang", en Allemagne, Shakespeare est devenu un drapeau, le modèle non d'un procédé ou de techniques mais d'une position à la fois philosophique et théâtrale : étudier l'homme, s'inscrire dans son temps, et renouer avec l'action, drama, ce qui est spécifique au théâtre pour en finir avec ce qui, aux yeux de Stendhal, relève de l'épique, l'alexandrin et la tirade.
En septembre 1827, une nouvelle troupe anglaise loue l'Odéon et s'y produit avec grand succès. Les temps ont changé.
En 1829, Dumas présente Henri III et sa cour et en 1830, Hernani triomphe. Le romantisme s'impose et, avec lui, Shakespeare.

Que Shakespeare soit le drapeau des romantiques est une évidence qu'ils s'empressent tous de lever, jusqu'à celui que l'on n'imagine le moins dans cette armée, Balzac. Pourtant, et nous ne prendrons en exemple que La Peau de chagrin (1831), les références au dramaturge sont nombreuses et souvent inattendues, ainsi d'un personnage décrivant une prostituée : "aussi Emile la compara-t-il vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d'arabesque admirable où la joie hurle, où l'amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du bonheur succèdent aux sanglants tumultes de la colère; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d'une vierge; puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin, se détruire elle-même comme un peuple insurgé." ou Raphaël, le héros, écoutant des choses qu'il ne devrait pas entendre (on se moque de lui) : "Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l'ombre de Banquo dans Macbeth." Ces références prouvent qu'en 1830, les lecteurs connaissent maintenant cet écrivain, sifflé en 1822.
Les écrivains ne sont pas seuls concernés, les musiciens s'intéressent aussi à lui, Berlioz écrit une symphonie chorale, Roméo et Juliette, en 1838, Gounod à son tour, en 1867, en fera un opéra ; les peintres, et Delacroix illustre ses oeuvres, en 1843, il publie trente lithographies illustrant Hamlet. Il n'est pas le seul et Chassériau s'y intéresse aussi.
Dans la deuxième moitié du siècle, François-Victor Hugo procurera une traduction complète de l'oeuvre (1859 - 1864), qui manquait encore en France, riche travail d'érudition offrant outre la traduction, celle de certains in-quartos, et les "sources" de l'oeuvre. Victor Hugo devait en faire la préface, mais sa réflexion aboutit finalement à un livre publié à part en 1864, William Shakespeare où à partir de Shakespeare, il offre la somme de ses réflexions sur le génie et la création.
Shakespeare est entré, si l'on peut dire, dans le patrimoine national et depuis n'a cessé ni d'être joué, ni d'être retraduit. Il a fourni à la langue l'adjectif "shakespearien" qui connote la grandeur, le tumulte, un pathétique de la démesure dont lui seul a la maîtrise.

Au XXe siècle,

Shakespeare hante le théâtre, ce qui est normal, mais aussi le cinéma. Tous les grands metteurs en scène l'ont affronté. Pour le cinéma, impossible de parler de Shakespeare sans parler d'Orson Welles qui a commencé par le monter au théâtre ( Jules César) avant de lui consacrer trois films : Macbeth, Othello, Falstaff. Et sans doute, peut-on dire que toute l'oeuvre de Welles est imprégnée de Shakespeare. Au théâtre, Peter Brook a été, et est encore, celui qui a le plus longuement réfléchi sans doute aux implications de la dramaturgie shakespearienne, quoiqu'il n'ait pas été le premier à travailler dans le sens d'une simplication de la scénographie, Jacques Copeau et Jean Vilar, après Copeau, l'avaient fait avant lui.



[...] Nous savons désormais que c'est l'absence de décor dans le théâtre élisabéthain qui lui donnait une de ses plus grandes libertés. En Angleterre, du moins, toutes les mises en scène ont, depuis un certain temps, été influencées par la découverte que les pièces de Shakespeare avaient été écrites pour être jouées sans entracte, et que leur structure cinématographique, leur découpage en scènes brèves où l'intrigue principale s'entrecroise avec l'intrigue secondaire, faisaient partie d'un projet global. Cette forme n'est révélée que d'une manière dynamique, c'est-à-dire dans la succession ininterrompue des scènes. Sans ce dynamisme interne, leur effet et leur puissance sont amoindris comme le serait un film projeté avec des interruptions et des intermèdes musicaux entre chaque bobine.
La scène élisabéthaine [...] était une estrade ouverte et neutre – tout simplement un espace avec quelques portes, qui permettait ainsi au dramaturge d'entraîner sans effort le spectateur à travers une succession illimitée d'illusions, englobant, si l'on en décidait ainsi, le monde physique tout entier. On a aussi fait remarquer que la structure permanente du théâtre élisabéthain, avec son parterre plat et ouvert, son grand balcon et sa deuxième galerie, plus petite, était un diagramme de l'univers vu par le public et le dramaturge du XVIe siècle : les dieux, la cour et le peuple. Trois niveaux, donc, séparés, et pourtant souvent entremêlés – une scène qui était, en définitive, le modèle idéal du philosophe.
Ce dont on ne s'est pas assez clairement rendu compte, c'est que la liberté de mouvement dans le théâtre élisabéthain n'était pas seulement une question de décor. Il est trop facile de croire que, dès qu'une mise en scène moderne effectue des passages rapides d'un lieu à un autre, elle a retrouvé la leçon essentielle du vieux théâtre. Ce qu'il faut surtout comprendre, c'est que le théâtre du XVIe siècle permettait alors à l'auteur, non seulement de parcourir le monde, mais aussi de passer librement du monde de l'action au monde des impressions intérieures.

Peter Brook, L' Espace vide, Seuil, essais, 1977

Shakespeare a donc cette particularité d'avoir été (et d'être encore) le modèle de l'écrivain génial, celui dont l'amplitude est la plus vaste puisqu'elle va de la farce à la tragédie, du prosaïque au sublime, du quotidien au métaphysique ; d'avoir été (et d'être encore) un modèle théâtral, non pas comme l'ont bien précisé les romantiques, à imiter, mais une source d'inspiration parce qu'il travaillait pour la scène et avec la scène, pour un moment précis, avec des acteurs précis et que néanmoins ses oeuvres transcendent cette temporalité ; enfin, Shakespeare est le poète, par définition, ce que l'appelation "barde" rappelle régulièrement, pour avoir, à l'instar des poètes de la Pléiade, en France, au XVIe siècle, donné à sa langue une dimension inconnue avant lui, en croisant dans ses oeuvres le double apport saxon et latin via le français, importé dans le sillage de Guillaume le Conquérant.






[...] Nous savons désormais que c'est l'absence de décor dans le théâtre élisabéthain qui lui donnait une de ses plus grandes libertés. En Angleterre, du moins, toutes les mises en scène ont, depuis un certain temps, été influencées par la découverte que les pièces de Shakespeare avaient été écrites pour être jouées sans entracte, et que leur structure cinématographique, leur découpage en scènes brèves où l'intrigue principale s'entrecroise avec l'intrigue secondaire, faisaient partie d'un projet global. Cette forme n'est révélée que d'une manière dynamique, c'est-à-dire dans la succession ininterrompue des scènes. Sans ce dynamisme interne, leur effet et leur puissance sont amoindris comme le serait un film projeté avec des interruptions et des intermèdes musicaux entre chaque bobine.
La scène élisabéthaine [...] était une estrade ouverte et neutre – tout simplement un espace avec quelques portes, qui permettait ainsi au dramaturge d'entraîner sans effort le spectateur à travers une succession illimitée d'illusions, englobant, si l'on en décidait ainsi, le monde physique tout entier. On a aussi fait remarquer que la structure permanente du théâtre élisabéthain, avec son parterre plat et ouvert, son grand balcon et sa deuxième galerie, plus petite, était un diagramme de l'univers vu par le public et le dramaturge du XVIe siècle : les dieux, la cour et le peuple. Trois niveaux, donc, séparés, et pourtant souvent entremêlés – une scène qui était, en définitive, le modèle idéal du philosophe.
Ce dont on ne s'est pas assez clairement rendu compte, c'est que la liberté de mouvement dans le théâtre élisabéthain n'était pas seulement une question de décor. Il est trop facile de croire que, dès qu'une mise en scène moderne effectue des passages rapides d'un lieu à un autre, elle a retrouvé la leçon essentielle du vieux théâtre. Ce qu'il faut surtout comprendre, c'est que le théâtre du XVIe siècle permettait alors à l'auteur, non seulement de parcourir le monde, mais aussi de passer librement du monde de l'action au monde des impressions intérieures.


Peter Brook, L' Espace vide, Seuil, essais, 1977

Shakespeare a donc cette particularité d'avoir été (et d'être encore) le modèle de l'écrivain génial, celui dont l'amplitude est la plus vaste puisqu'elle va de la farce à la tragédie, du prosaïque au sublime, du quotidien au métaphysique ; d'avoir été (et d'être encore) un modèle théâtral, non pas comme l'ont bien précisé les romantiques, à imiter, mais une source d'inspiration parce qu'il travaillait pour la scène et avec la scène, pour un moment précis, avec des acteurs précis et que néanmoins ses oeuvres transcendent cette temporalité ; enfin, Shakespeare est le poète, par définition, ce que l'appelation "barde" rappelle régulièrement, pour avoir, à l'instar des poètes de la Pléiade, en France, au XVIe siècle, donné à sa langue une dimension inconnue avant lui, en croisant dans ses oeuvres le double apport saxon et latin via le français, importé dans le sillage de Guillaume le Conquérant.

Études les oeuvres de Shakespeare


 

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