FLAUBERT Gustave: Biographie, études et analyses des oeuvres

FLAUBERT Gustave

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À propos de quelques oeuvres marquantes de Flaubert

Madame Bovary

L’échec de la première version de La Tentation de Saint Antoine conduit Flaubert à traiter un "sujet terre-à-terre": durant deux années il hésite entre plusieurs directions, puis se met au travail en septembre 1851. Au point de départ on trouve l’affaire Delamare, avec le souvenir d’autres dossiers comme celui de l’épouse du sculpteur Pradier. Mais c’est avant tout par son labeur acharné dans son laboratoire que les multiples documents, tamisés par l’écrivain, ont donné naissance à cette « hallucination vraie » (H. Taine). Le roman parut dans "La Revue de Paris" avec des coupures imposées par les éditeurs; ce qui n’empêcha Flaubert d’être traîné devant les tribunaux. Acquitté, il sort grandi de ce scandale malgré lui, tandis que son roman poursuivit une étincelante carrière. La multiplication des chapitres (35 en tout dans le roman) oppose d’emblée le récit de Flaubert à celui de ses contemporains: loin de nouer dramatiquement une crise par la convergence d’effets ou de thèmes, il se plaît à passer en revue la succession des épisodes d’une vie. A la forte tension de l’instant balzacien, Flaubert préfère le jeu savant des moments. Pourtant cette composition par tableaux ne se laisse pas facilement percer : puisque la « prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre », pour faire « dans la perspective une grande ligne unie », l’artiste aura recours à un subterfuge, « les joints », transitions insensibles qui permettent le déplacement dans l’espace sans briser l’unité du moment étudié. Flaubert présentait le roman qu’il s’appliquait à rédiger comme « un livre sur rien (…) où le sujet serait presque invisible si cela se peut » : l’histoire - la plus banale assurément, un adultère - lui « est égale ». Toute son attention, tous ses efforts se concentrent sur l’art du roman, sur ce style « qui fait le Beau ». Ainsi, par le seul prestige de la langue, ce rien originel est devenu quelque chose. La place que l’écrivain accorde au style est, en effet, significative de son esthétique romanesque : s’il est à « lui tout seul une manière absolue de voir les choses », c’est en lui que résideront la signification et le réalisme de l’œuvre. D’où l’importance pour Flaubert de cette « angoisse de la forme »: concilier des exigences supérieures pour l’art avec une banalité telle que le travail ne soit pas ressenti par le lecteur. Des mots jetés pêle-mêle au hasard d’une feuille à la rédaction finale acquise au prix d’un labeur titanesque ( «Ça s’achète cher, le style!»), tout est l’objet d’un soin particulier : rythme de la parole, sonorités des mots, effets des coupes, agencement grammatical des groupes… La langue n’apparaît plus comme liée à la pensée : elle est ici cette pensée sans laquelle l’œuvre demeurerait irréalisée.

Résumé
Rêveuse de tempérament, Emma s’ennuie rapidement dans le paisible village de Tostes, en compagnie d’un mari médiocre et borné. Le couple vient s’installer à Yonville-l’Abbaye. A côté du pédant Homais, le pharmacien local, Emma découvre Léon Dupuis, un jeune clerc de notaire auquel l’unit une « mystérieuse sympathie », toute platonique. Mais Léon doit partir pour Rouen où l’appellent ses affaires: Emma, troublée par ce vide, se laisse alors séduire par un Don Juan banal, Rodolphe Boulanger, en compagnie duquel s’assouvissent ses désirs romanesques: elle projette de fuir en Italie avec son amant, mais ne trouve au jour fixé qu’une lettre de rupture. Désemparée, Emma sombre désormais : elle se lie avec Léon retrouvé, puis, de nouveau délaissée, tombe amoureuse d’un chanteur. Lassée, elle contracte des dettes pour mener son insouciante vie, jusqu’au jour où, pressée par ses créanciers, elle se suicide à l’arsenic devant son mari hébété. Incapable de réagir, Bovary se laissera mourir lentement, tandis qu’Homais poursuit son ascension.


Récit d’un adultère banal, Madame Bovary est le roman de l’insatisfaction, de la frustration née du désir non réalisé et de l’ennui. Le "bovarysme" d’Emma est la nostalgie d’un temps, d’un idéal qu’elle n’a jamais connus mais qu’elle perçoit dans un imaginaire construit par ses lectures. Aucun espoir, mais seulement l’échec, ne peut venir de la médiocrité qui entoure Emma. Ses rêveries restent des rêves, heurtés par la réalité. Dans un tel monde, deux attitudes sont possibles : vivre la médiocrité sans recul (Charles), ou l’assumer avec succès (Homais le pharmacien); Emma ne parvient à s’ajuster à aucune, seul le suicide lui paraît être une alternative. L’originalité de l’écriture de Flaubert réside dans le fait que les personnages, les lieux et les actions semblent avoir une existence autonome, que le narrateur ne paraît pas maîtriser totalement. Emma se suicide, mais ce moment semble arriver indépendamment de la volonté de l’auteur: l’action surgit, se déroule rapidement et ne donne pas lieu à une analyse sur les motifs d’Emma, ses angoisses ou ses hésitations. En revanche, son agonie est longuement décrite dans des pages désormais célèbres. Le fameux "style indirect libre" de Flaubert permet au romancier d’occuper une position située à l’extérieur de ses créations et de cultiver une impersonnalité froide : "Un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit" dit Flaubert, "est-ce que le bon Dieu l’a dite son opinion?" Seul le style affirme la présence de l’auteur, car c’est "sa manière de voir" le vrai : "Il n’y a pas de vrai, ajoute Flaubert, il n’y a que des manières de voir."

Dans ce sens, Flaubert peut être considéré comme le fondateur du roman du 20e siècle, de ce qu’on a appelé "l’anti-roman" balzacien. Dans ce nouveau type de roman, l’action et la narration sont déconstruites au profit d’un plus grand hasard, fruit de contingences, et l’auteur, aussi bien que le narrateur, entretiennent une relation plus complexe avec l’oeuvre.


Salammbô et la négation du roman historique

Délivré du « pensum » bovarysme, Flaubert entreprend par délassement un roman qui le retiendra cinq ans (1857-1862) : une « étude antique » mêlant décors, masses humaines, aventures sentimentales et mystiques. Pour se documenter, il s’enferme dans les bibliothèques, s’acharne sur les textes antiques, va même jusqu’à se rendre sur les lieux de son action. De même que Balzac pour ses Chouans avait scruté la région de Fougères, de même Flaubert s’imprègne de la Tunisie pour retrouver Carthage. C’est encore au roman balzacien que fait songer l’apparente composition d’ensemble de Salammbô: un arrière-plan, une ville et sa campagne (Fougères/ Carthage), sur lequel bougent des masses (chouans et bleus/mercenaires-troupes d’Hamilcar); on voit s’en détacher des individualités (Hulot/Hamilcar), témoins d’une passion mouvementée (Marie et Montauran/Salammbô et Mathô). De plus, dans les deux récits on note la présence d’éléments symboliques (République-Royauté/ zaîmph de Tanit) qui donnent à l’ensemble l’aspect d’une quête mystique. Mais les ressemblances superficielles ne sauraient masquer les différences fondamentales dans la conception de ces deux romans : Balzac cherchait à rendre compte d’un devenir historique, Flaubert trouve dans l’Histoire un dépaysement décoratif. Par là, il rompt avec le roman historique romantique et cherche « à faire éprouver plutôt qu’à faire comprendre ». Il retrouve ainsi le véritable sens romanesque. L’Histoire joue donc pour Flaubert le même rôle que le rêve pour Emma : un moment d’évasion dont la rupture avec l’instant présent n’est qu’apparence. D’où l’échec de Salammbô toujours en décalage avec l’époque qui l’entoure: née au XIXe siècle, elle étouffe dans une Antiquité marginale qui ne vit pas au même rythme qu’elle. Encore une fois, c’est grâce au style que l’écrivain parvient à dompter un ensemble déséquilibré: plus qu’un roman uni, Salammbô donne, en effet l’impression d’être une suite de morceaux de bravoure dignes des épopées homériques. Le secret de sa réussite tient dans la formule qui résume son ambition esthétique: « faire à travers le Beau, vivant et vrai, quand même !»


L’épopée de l’échec : L’Education sentimentale

Par deux fois Flaubert avait tenté de se défaire du souvenir d'Elisa Schlésinger: dans les Mémoires d’un fou, épisode ultra-romantique de la rencontre de l’adolescent et de son égérie (1838); dans une première Education sentimentale (1843), fort différente par l’intrigue et les personnages du chef-d’œuvre que nous connaissons. De 1864 à 1869, l’écrivain revient à son sujet, mobilise ses souvenirs pour écrire une œuvre « exposante » (entendons par là qu’il s’agit autant d’une fiction que d’une autobiographie romancée).
Résumé
En 1840, Frédéric Moreau, jeune bachelier à la vocation artistique, fait la connaissance du couple Arnoux sur un bateau. A Paris il entreprend des études de droit en compagnie de Deslauriers, un ami qu’attire la politique. Il fréquente le salon des Dambreuse, retrouve Jacques Arnoux dont il découvre la vie multiple, et tombe amoureux de sa femme, Marie Arnoux. De retour dans sa province natale il apprend ses revers de fortune, puis hérite d’un riche oncle. Il regagne Paris pour y mener une vie luxueuse. Déçu par la froideur de Mme Arnoux, Frédéric se lie avec une coquette mondaine, Rosanette Bron. Désormais son existence se trouve tiraillée entre les séductions de la vie facile (Rosanette), les tentations du grand monde (les Dambreuse) et l’amour qu’il sent, malgré les résistances, chez Marie Arnoux. A la suite d’un rendez-vous manqué (Mme Arnoux retenue au chevet de son fils malade), Frédéric furieux devient l’amant de Rosanette. Lorsqu’ éclatent les journées de 1848, Frédéric s’éloigne en compagnie de sa maîtresse avec laquelle il file le parfait amour en forêt de Fontainebleau. Quelque temps après il rompt avec Rosanette, connaît un brève liaison avec Mme Dambreuse devenue veuve et perd la trace de Mme Arnoux qu’il ne reverra qu’en 1867. Ils s’avouent enfin leur amour réciproque. Cet échec trouve écho dans la conversation de Deslauriers et de Frédéric deux ans plus tard: eux comme leurs amis ont tout raté, sauf leurs souvenirs.
L’Education sentimentale est fortement enraciné dans une tradition chère au romantisme: l’échec d’un homme servait déjà de sujet aux Illusions perdues de Balzac, à Volupté de Sainte-Beuve, à Dominique de Fromentin. Mais le traitement que Flaubert impose à son récit donne à son roman une originalité profonde dans tous les domaines. D’abord, il entend faire « l’histoire morale des hommes de sa génération ». De ce fait L’Education sentimentale n’était plus l’aventure d’un homme, mais le constat d’une époque qui voyait s’écrouler, impuissante, ses dernières espérances. L'échec des trois politiques du roman (Deslauriers, Sénécal et Dussardier) signifiait la faillite des espérances entretenues depuis le début du siècle. Plus profondément encore, la nouveauté de Flaubert résidait dans la négation de l’action. Frédéric, contrairement à ses prédécesseurs balzaciens, demeurait un spectateur. Incapable d’agir, il ne pouvait que modeler son attitude sur celle des autres : il « pense tout ce qu’on pense et rêve tout ce qu’on rêve », se contentant d’une contemplation négative. La critique thématique a justement mis l’accent sur cette présence en creux d’un héros impuissant à s’évader d’un cercle qui le retient prisonnier. Ballotté entre une passion irréalisable et de passagères liaisons, Frédéric ne peut qu’effectuer l’aller-retour de l’une aux autres en constatant amèrement l’impossibilité de trouver une issue. Les valeurs incarnées par Marie Arnoux d’une part, Rosanette, Mme Dambreuse et Louise Roque de l’autre se dévalorisent par accumulation. Dans L’Education sentimentale, le style parvient à donner cette impression d’écoulement et de passivité qui imprime au roman une monotonie inhabituelle, avec la fréquence des verbes « trouver », « paraître », « sembler »…, la répétition d’expressions feutrées traduisant une pensée à la limite de l’action.

Source: Le Trouble




 

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