BEAUMARCHAIS: Biographie et analyses des oeuvres

BEAUMARCHAIS

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L'ÉNERGIE INVENTIVE


Par Jean Goldzink


Beaumarchais se sera ainsi frotté à quatre, voire cinq genres dramatiques, qui engendrent autant de styles : la « parade » pour scène privée et acteurs non professionnels, dont il se garde de publier les textes ; le drame pathétique, mais non tragique (Eugénie, Les Deux Amis, La Mère coupable), cette dernière pièce, aux dires de l'auteur, tentant de nouer, en une combinaison inédite, l'émotion grave du genre sérieux et la comédie d'intrigue; la « comédie gaie » extérieure au genre « bourgeois » (Le Barbier de Séville, Le Mariage de Figaro), qui assure sa gloire ; l'opéra (Tarare). On retiendra donc d'abord l'importance cruciale, dans son travail, de la réflexion sur les genres, dont témoignent les grandes et brillantes préfaces qui accompagnent cinq de ces pièces. On peut, on doit même avancer que Beaumarchais pratique, de manière parfaitement consciente, des écritures théâtrales génériques. L'écart extraordinaire entre Le Mariage de Figaro et La Mère coupable relève moins de l'âge, des circonstances historiques et des aléas de l'inspiration que d'une logique des genres, autrement dit de considérations d'ordre poétique qui traversent toute sa carrière avec une remarquable constance. Il faut par conséquent insister sur la dette décisive de Beaumarchais à l'égard de Diderot, à condition bien entendu de ne pas la limiter au seul « genre sérieux », conçu trop étroitement. L'influence de Diderot va bien au-delà. Il ouvre un champ grandiose à l'innovation, à une expérimentation à la fois réfléchie et hardie, même Si Beaumarchais n'est guère en état de le suivre dans son admiration passionnée des auteurs antiques (il y rencontre cependant le retour des personnages). Sa théorie du champ théâtral, en rejetant la « comédie gaie » (et la « tragédie publique ») aux bordures du large espace intermédiaire dégagé pour le genre moderne, la voue à la gaieté pure, aux artifices théâtraux et aux brillances du style dont doit précisément s'écarter le drame bourgeois s'il veut trouver sa place spécifique et sa fonction propre. C'est sur ces fondements théoriques, sur cette redéfinition des espèces théâtrales que Beaumarchais construit son oeuvre. Lorsqu'il revient délibérément à la comédie gaie, la poétique diderotienne l'autorise, et même l'incite, à y insuffler le maximum d'énergie comique, le maximum d'effets, sans craindre l'excès de virtuosité, puisque la comédie pure n'a pas à répondre aux réquisits du genre sérieux - qui n'exclut pas, malgré son nom, le comique ni la comédie, à condition de les repenser: l'espace du « genre sérieux » peut accueillir la comédie sérieuse, le drame pathétique, et même la « tragédie domestique », avec tous les échelons intermédiaires et toutes les combinaisons propres à chaque pièce.

Cette fidélité, cette filiation, affirmée par Beaumarchais dans la préface d'Eugénie, et confirmée en bout de course par La Mère coupable, ne conduit nullement à minimiser l'inventivité stylistique et dramaturgique de Beaumarchais, puisque ni Diderot ni aucun de ses émules n'ont jamais débouché sur Le Barbier de Séville ou Le Mariage de Figaro. Son coup de génie est sans doute d'avoir osé revenir à la comédie gaie en visant la gaieté maximale avec toute l'énergie inventive dont rêvait Diderot pour le nouveau genre, et qui lui paraissait la vertu propre du vrai talent. Il forge ses instruments dans le cadre encore un peu grêle, car volontairement conventionnel, du Barbier de Séville, et donne toute sa mesure dans Le Mariage de Figaro, quand l'idée d'un retour des personnages, de la rivalité du maître et du domestique (prolongée en opposition du roturier et de l'aristocrate), d'une réflexion sur la condition féminine, d'une mise en scène du temps, font du château d'Aguas Frescas une image de la société et de l'existence humaine. Le Barbier de Séville change alors de sens et de portée, en devenant après coup, mais dès la préface, le premier moment d'une trilogie qui conduit la « famille Alma-viva » des rêves juvéniles comblés aux amertumes de la vie, que la philosophie des Lumières et du drame bourgeois refuse de noircir en destinée tragique. Un des grands intérêts littéraires du Barbier de Séville est de mettre le lecteur, sinon le spectateur, trop accaparé par un irrésistible tempo comique, en situation de se demander comment un écrivain a pu passer, sans changer de genre ni de technique, d'une pièce tout à fait excellente - Le Barbier - à un des chefs-d'oeuvre de l'art théâtral, avant de manquer, peut-être par la faute de Diderot, l'idée géniale d'un retour au drame. Retour qui boucle, au sein même de la trilogie, tout le parcours théâtral public de l'auteur. À charge pour les compositeurs, Paisiello, Mozart, Rossini, D. Milhaud, d'opérer le passage vers le drame musical, que Beaumarchais voulut aussi rénover avec son énergie coutumière, sans oser reprendre tels quels, dans son opéra, les personnages nés en comédie de la défroque d'un opéra-comique.




 

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