Le Théâtre de l'absurde

Le Théâtre de l'absurde

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On ne peut commencer un tel panorama sans aborder la tragédie antique avec, essentiellement, la notion de destin qui pèse sur le héros tragique, (c'est la caractéristique essentielle du théâtre grec au Ve siècle av. JC). Puis, bien plus tard, au Moyen-Age, apparaissent les farces populaires, lesquelles cohabitent avec un théâtre à caractère religieux : les "Mystères", destinés édifier une population largement illettrée (du Xe au XIVe siècle)
  Penser aussi aux excès du théâtre baroque (début du 17e siècle), avec les pièces "à machines", destinées à impressionner un public amateur d'effets spéciaux avant l'heure. Après cela vient le théâtre classique, avec ses règles strictes (les trois unités, par exemple), avec évidemment une obligation de bienséance, comme celle de ne pas représenter le sang ou la mort sur scène. Les seules douleurs pouvant être montrées sont celles de l'âme et du cœur.
  Le XIXe siècle voit apparaître le drame romantique et sa profusion de scènes et de personnages, mêlant les registres, passant allègrement du tragique au burlesque. Un peu plus tard, le genre se dégrade avec le drame bourgeois, où on quitte les grands personnages et les grands problèmes religieux, mythologiques, politiques, pour entrer dans des vies plus banales, proches de celles "des gens". Cela s'apparente souvent à une approche sociologique autour de situations montrées sur scène. C'est là que l'on voit des maris trompés, des fonctionnaires paresseux, des gaffeurs, etc.
  Enfin, surgit une véritable révolution artistique : le Surréalisme, autour d'André Breton, au début du XXe siècle (1920-1930). Ce mouvement a souhaité effacer presque tout ce passé pour créer, en quelque sorte, un art nouveau, une esthétique nouvelle, fondés sur les bases du freudisme, c'est à dire de tout ce qui concerne l'inconscient, le rêve, le monde fantasmé. Au fond, les Surréalistes nient le Moi extérieur, la logique, le réalisme. Leur but est de retrouver une naïveté originelle, dans laquelle "l'esprit est un, le monde est un" (Breton). A ce titre, le rêve est intégré à la réalité, comme s'il s'agissait de "vases communicants" (ibid).

  A la suite de tout cela (esquissé ci-dessus, il est vrai, à traits bien grossiers...), apparaît, au milieu du XXe siècle, un théâtre nouveau, désigné aussi par l'expression : "théâtre de l'absurde". Mais avant, il faut toujours garder en mémoire que l'Europe, le Monde en général, viennent de connaître en l'espace de deux décennies, l'horreur à l'échelle planétaire (la "boucherie" de 14-18, le nazisme, avec les camps d'extermination, ces événements se concluant par le lâcher de deux bombes terrifiantes !). On ne peut plus, après cela, continuer à peindre des bouquets de fleurs, à raconter des histoires de bourgeoises qui s'ennuient en province (cf Madame Bovary), à jouer des valses de Vienne... On quitte le monde confortable de la musique tonale, on peint Guernica, enfin on écrit, on montre sur scène l'absurdité du monde, sa vanité (au sens étymologique du mot, c'est à dire sa vacuité). Et nous voilà dans le vif de notre sujet.

  Après la seconde Guerre mondiale, on trouve un public, certes restreint, d'intellectuels amateurs d'expériences artistiques nouvelles, d'une esthétique nouvelle. Par ailleurs, Paris ouvre plusieurs salles de théâtre ayant une faible contenance (cf la Huchette, qui continue à produire, toute l'année, La Cantatrice chauve, de Ionesco et ce, depuis la création de la pièce !)

  Ce théâtre se caractérise par un refus conscient, assumé, de toute forme de réalisme. Les auteurs (Ionesco, Beckett, Audiberti, Boris Vian...), projettent sur scène la totalité de leurs obsessions, par la gestuelle, le chant, les mots, les décors (ou l'absence de ceux-ci). De là vient le fait qu'ils fassent appel aux formes dégradées du spectacle, comme l'improvisation, le mime, les clowneries, le music-hall.
  Plus important, tous ces auteurs mettent en scène une parole dévaluée, parfois nulle dans son expression et dans le contenu de ce qu'elle exprime. C'est le reflet de l'absurdité du monde tel qu'il apparaît, de manière insistante, au XXe siècle.
  De tout cela, il faut retenir que la pièce n'est plus un texte, mais avant tout un spectacle qui recrée les mythes profonds de l'homme, avec ses faiblesses, ses aspects risibles. Au fond, à bien lire ces oeuvres - et c'est le cas pour Fin de Partie - on voit bien que l'on a définitivement quitté la pièce en trois ou cinq actes, avec des décors signifiants, une action qui va à son terme de manière plus ou moins attendue. Cependant, on voit bien aussi que ce théâtre retrouve des composantes des mythes antiques et de leur représentation scénique. C'est un théâtre qui fait fi de la logique et des conventions classiques, pour atteindre directement les affects de chacun de nous. Il montre aussi les "invariants" propres à l'Humanité, dont la puérilité (cf Ubu roi de Jarry), la monstruosité (Le Roi se meurt de Ionesco). On a pu aussi affimer la parenté de ce théâtre avec les paraboles religieuses, simples dans leur forme, déroutantes, énigmatiques, mais détentrices d'une vérité qui ne se révèle pas immédiatement.
  C'est un théâtre qui baigne dans un air de catastrophe, de fin du monde, mais qui reste très tonique, par son acuité, son goût des pitreries mêlées à l'horreur. Si l'on a bien lu la présentation historique que nous avons faite ci-dessus, nous retrouvons finalement, dans ce théâtre, en plus du soubassement tragique et des formes d'austérité classique, le mélange des tons et des registres propres à l'art baroque, les effets burlesques de la farce médiévale. Ainsi, le refus des conventions anciennes se voit au bout du compte rattrapé par le poids des apports du passé et de la tradition théâtrale...

  Pour finir, on peut délimiter l'esthétique du "théâtre de l'absurde" selon trois critères :

  1/ Crise de l'objet : Ionesco et Beckett s'en prennent à la société de l'objet à consommer (eh oui, déjà !). Le décor détourne les objets, les rend parfois envahissants (le cadavre d'Amédée ou comment s'en débarrasser, ou les chaises chez Ionesco), ou bien dérisoires, comme la lunette, l'escabeau, les fenêtres dans Fin de Partie. Noter aussi que le corps est en soi devenu un simple objet (voir Nagg et Nell dans une poubelle).

  2/ Crise du sujet : Le théâtre antique opposait la dignité du sujet tragique face la monstruosité de son destin. C'est le cas bien connu d'Antigone. Le théâtre de l'absurde, pour sa part, crée des anti-héros, vides de signification, à la présence irréelle. Il s'agit de renoncer à toute forme d'humanisme. Si, après Marx, on a prétendu que "Dieu [était] mort", pour Beckett et Ionesco, c'est l'homme (ici, petit h) qui est mort, et c'est cette mort qu'ils se chargent de montrer, avec le paradoxe suivant : on représente avec des mots, à l'aide d'un spectacle, le néant que constitue notre vie.

  3/ Crise du langage : Le philosophe Michel Foucault a écrit un essai intitulé Les mots et les choses, dans lequel il réfléchit sur les enjeux du langage. Ce dernier renvoie-t-il à une réalité (la "chose") ? Ou bien est-il, en soi, LA chose. [Je rappelle aux TL2 le mot "autotélicité" qui pourrait bien s'appliquer ici...]. Dans ce type de théâtre, la parole est à elle seule LE spectacle, avec ses hasards, ses répétitions, ses faiblesses. Le personnage ne vit que parce qu'il parle. Mais comme toute vie est forcément absurde (voir Camus), son langage est lui-même absurde.

  Laissons, pour illustrer nos propos, la parole à Ionesco : " ...on appelle quelquefois l'absurde ce qui n'est que la dénonciation du caractère dérisoire d'un langage vidé de sa substance, stérile, fait de clichés et de slogans ; d'une action théâtrale connue d'avance." (Notes et Contre-Notes ; 1962).


  Pour finir, loin de cette approche philosophique de l'art de la scène, à la même époque, on trouve en opposition à ces auteurs qualifiés d'inutiles dans leur création littéraire, JP. Sartre qui considère que la Littérature doit être un moyen de lutter contre l'oppression sous toutes ses formes. Ce qui donne, à peu près à le même époque que les pièces de Beckett et de Ionesco, un théâtre politique, Les mains sales, par exemple. Cependant, non plus en contradiction avec l'absurde, mais, au contraire, dans son prolongement, le Nouveau Roman voit le jour, avec le même souci de refuser la logique narrative propre à Balzac ou à Zola. D'un côté, un refus radical de l'humanisme, directement issu du Surréalisme, de l'autre un humanisme à caractère politique et social. C'est dire si le XXe siècle est foisonnant dans ses productions littéraires !


Source: http://www.henriiv.fr/#/beckett/3754534




 

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