Le théâtre à l'italienne

Le théâtre à l'italienne

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L'émergence d'une société marchande, riche, qui s'intéresse aux arts et a les moyens de les développer, la diffusion des œuvres classiques, et notamment du théâtre grec et latin, grâce à la découverte de l'imprimerie, sont autant de raisons parmi d'autres qui, au XVI° siècle, vont favoriser l'éclosion d'une nouvelle culture occidentale. La découverte de la perspective par les peintres sera par ailleurs déterminante dans l'évolution que va connaître la scène au cours de ce siècle. Progressivement va s'imposer dans l'Europe entière, à côté du théâtre de tréteaux, un nouveau théâtre qui se caractérise par un retour au répertoire ancien et un approfondissement de la poétique d'Aristote. Le théâtre latin, dont on retrouve les règles de construction dans le cinquième livre de l'ouvrage de Vitruve De Architectura devient la référence pour les architectes. Le premier théâtre construit au XVI° siècle suivant les principes du théâtre latin est le théâtre que l'architecte Serlio construit en 1540 à Vicence dans la cour d'un palais. Le théâtre est construit en bois. Le public prend place dans des gradins qui s'élèvent pour les derniers rangs jusqu'à cinq mètres au-dessus du sol. Disposés de façon concentrique à l'intérieur d'un périmètre de forme presque carrée, les premiers rangs entourent un espace en forme de demi-cercle occupé par des fauteuils sur son pourtour. Avec l'espace qui le sépare de la scène et qui constitue l'aire d'accès aux gradins, cet espace circulaire qui rappelle l'orchestra du théâtre antique compose le parterre. Face aux gradins se trouve la scène surélevée de 1,70 m par rapport au parterre. C'est une estrade de 21 m de long et de 3 m de profondeur. Son plancher est horizontal. Derrière la scène, un plancher de forme trapézoïdale surélevé d'une marche s'élève légèrement en s'éloignant avec une pente de 8 à 10 cm par mètre. C'est sur ce plancher que seront placés les décors en perspective.

Vers 1580, à la demande d'un cercle d'humanistes, l'Académie olympique, Andrea Palladio crée le premier théâtre en pierre édifié en Italie depuis l'Antiquité. Palladio suit les préceptes édictés par Vitruve, mais procède également à des relevés dans les ruines des théâtres de l 'époque latine. Le théâtre présente un plan carré. La scène et la salle occupant à part égale la surface du bâtiment. La scène est limitée au fond par un mur percé de cinq portes s'ouvrant sur des rues traitées en perspective et par des murs latéraux percés chacun d'une ouverture ouvrant comme le mur du fond sur des rues. L'ensemble du dispositif, richement décoré de colonnes et de statues, enferme la scène de trois côtés. Alors que le mur antique, tel que le concevait Vitruve, avait pour vocation de favoriser une bonne acoustique et de séparer la scène des coulisses, le mur de Palladio fonctionne comme un véritable élément de décor selon le principe qui distinguait les différents genres dramatiques. La tragédie donnait à voir en arrière plan des allées bordées de monuments antiques, la comédie des rues faites d'alignements de maisons, la pièce satyrique des paysages bucoliques. A la même époque, l'architecte Aleotti, autre disciple de Vitruve, construit à Parme, à la demande du duc, un théâtre qui, détruit pendant la dernière guerre mondiale, sera reconstruit à l'identique. Si la conception du théâtre de Parme est très voisine de celle du théâtre de Vicence, le mur de fond de scène, conçu par Aleotti, diffère de celui de Palladio. Alors que le mur de Palladio était percé de cinq portes dans l'alignement desquelles étaient disposés les décors en perspective, le mur d'Aleotti est percé d'une seule et large ouverture, dans laquelle sont placés les décors. En fait, selon les auteurs, la perspective a été utilisée pour construire les décors de scène dès le début du XVI° siècle. Quelques exemples nous sont rapportés de scènes entourées de toiles séparant l'aire de jeu des coulisses. Les peintures représentaient des maisons disposées de chaque côté d'une place. Les premiers éléments de décor sont placés à l'avant de la scène sur chaque côté, face au public. Les autres éléments s'éloignent en décalage. Dessinés en perspective, ils se resserrent le long d'une rue pour créer un effet de profondeur. Pierre Sonrel, dans son Traité de scénographie, écrit : La perspective consiste à représenter sur quelques pieds de profondeur, plusieurs centaines de mètres de monuments. Les hauteurs diminuent au fur et à mesure que l'on s'éloigne du spectateur, tandis que le sol paraît s'élever jusqu'à l'horizon. L'application de ces lois est la seule origine de la pente des scènes, pente que déterminaient avec précision les Serlio, Sabbattini et autres scénographes. Les maisons décroissent rapidement de longueur et de largeur jusqu'à devenir dix fois plus petites que nature. Vasari cite Baldassare Peruzzi comme le premier à avoir construit des décors sur des toiles peintes en perspective sur la scène d'un théâtre en bois édifié à Rome. C'est Serlio, dans son Traité de perspective, qui le premier énonce les règles de la construction en perspective. Il précise en particulier les rapports qu'il y a lieu de respecter entre les dimensions des éléments de décor et la profondeur de la scène. La perspective, si elle ordonne les éléments du décor sur la scène, établit un nouveau rapport entre la salle et la scène à partir de deux points qui se font face. Les lignes de convergence des éléments de décor conduisent au point de fuite, au centre de la scène. Le point de vue est le lieu d'où l'on peut voir dans son ensemble les éléments du décor convergeant vers le point de fuite qui réunit toutes les lignes de construction. Ainsi, suivant la place occupée dans la salle, le spectateur a une vision plus ou moins complète du décor. Une répartition des places suivant la position sociale du spectateur va s'effectuer, réservant aux notables les places autour du point de vue que Sabbattini appelait " l'œil du prince ", et laissant aux autres, suivant leurs moyens, les places dans les gradins plus ou moins bien situés par rapport au point de fuite. Le point de vue est la référence de la société, le point de fuite la référence du jeu. L'architecture de scène impose le décor unique. Le décor unique correspond au souci de vraisemblance de la représentation auquel étaient attachés les auteurs classiques français. Pour que l'illusion que devait créer le théâtre s'impose, il ne fallait pas que le lieu de l'action change puisque le spectateur, lui, ne se déplaçait pas. C'est aussi parce que la durée de l'action devait être celle du spectacle que les auteurs classiques imposent le principe de l'unité de temps. L'unité d'action garantit que celle-ci se déroule dans le même lieu. Autant de règles qui justifient l'usage du décor unique. L'unité de lieu et son corollaire, le décor unique ont imposé aux auteurs classiques le recours à un personnage de liaison entre le lieu où l'action se déroule et les autres lieux où des événements qui concourent s'y produisent. Entre la scène et les coulisses. Les auteurs anciens, soumis eux aussi à la règle de l'unité de lieu, avaient eu recours au chœur dont c'était une des fonctions pour relater ce qui se passait en dehors du proscenium. Les auteurs classiques créeront le personnage du confident, qui, outre ce rôle de " messager " ; exprime la sensibilité et la clairvoyance des gens simples. On voit ainsi comment un dispositif scénique peut avoir une incidence sur l'écriture dramatique. Un autre exemple peut être trouvé dans ce que l'on appelait les liaisons de scènes. Le procédé permet de rendre vraisemblable une action qui doit se dérouler en un lieu unique. Il s'agit de motiver les entées et sorties de chaque personnage de telle sorte que ce ne soit pas sans raison qu'ils entrent ou qu'ils quittent la scène, laissant l'impression qu'ils n'ont plus rien à dire. Les personnages ont aussi une vie en dehors de l'action. Le décor unique, bien que souvent riche de multiples ornements, ne dissipe pas l'attention du spectateur comme le fera plus tard le décor successif, qui, à chaque changement, occasionne une réaction du public. Le décor unique favorise la concentration du public sur le texte, dit par un personnage qui lui livre ses sentiments et ses pensées. C'est le cadre idéal du théâtre psychologique. Le goût nouveau apparu dans la seconde moitié du XVII° siècle pour un théâtre où se mêlent le texte, le chant et la musique, servi par les possibilités offertes par la scène née de l'utilisation de la perspective, vont avoir une incidence décisive sur l'évolution du théâtre. L'opéra introduit sur la scène le décor successif. L'architecte Torelli, le plus célèbre des architectes- scénographes de cette époque, construit les décors les plus audacieux pour l'enchantement d'un public pour qui ils constituent un spectacle à eux seuls. Chaque scène a son décor. Mais contrairement au théâtre médiéval où les décors étaient simultanés, disposés en une succession de lieux physiques pour situer une succession de lieux dramatiques, les décors de l'opéra se succèdent en un même lieu au fil du déroulement de l'action. Le théâtre de la Renaissance, en entourant la scène du mur de fond et des murs latéraux, avait créé les conditions de la mise en place des décors successifs, ceux-ci trouvant à se loger dans les coulisses. Les chariots se déplaçant devant ou derrière la scène constituaient, comme les trappes permettant de monter du dessous de scène, des dispositifs connus depuis la fin de l'antiquité et utilisés encore récemment dans le théâtre médiéval. Les techniques de la plate-forme tournante sur laquelle sont disposés plusieurs panneaux assemblés en une colonne vont être développées, comme va être particulièrement exploitées la technique des châssis coulissants. Mais les principales innovations viendront de l'utilisation des cintres. Sabbattini, dans sa Pratique du théâtre, avait recensé tous les " trucs " qui pouvaient être employés pour créer et manœuvrer les décors. Il avait mis en évidence l'intérêt que pouvaient représenter les cintres dès lors que l'ouverture de scène était complètement encadrée. Torelli sut exploiter tous les procédés connus, les améliorer et en développer d'autres dans le but que la scène puisse représenter tous les lieux et tous les événements que l'action imposait. C'est lui qui le premier imposa le cadre de scène. Un autre apport essentiel à l'évolution de la scène latine vers la scène à l'italienne a été la mise au point de la vue oblique. A la disposition symétrique des décors par rapport à l'axe de scène, Servandoni, architecte florentin établi à Paris en 1724, substitue plusieurs axes donnant à voir en perspective des décors situés en différents endroits de la scène. Les châssis de coulisses, régulièrement espacés de chaque côté de la scène, sont remplacés par des châssis de tailles diverses qui se complètent pour créer l'impression d'un désordre apparent semblable à celui qu'offre la réalité. Depuis la salle, au lieu d'un point de vue, plusieurs sont possibles. Alors que les colonnes, les arcs de triomphe, les palais et les maisons qui occupaient la scène étaient représentés dans leur totalité quelle que soit la place des panneaux sur la scène, Servandoni va proposer qu'ils soient représentés avec leurs dimensions réelles, quitte à ce que leur hauteur ne soit que partiellement reproduite. Cette technique a pour effet de rapprocher visuellement le décor de la salle et de placer les spectateurs des premiers rangs au pied d'éléments qui leur sont proportionnés. C'est un ensemble de châssis coulissants ou suspendus de trappes, de plates-formes tournantes, de chariots, de poulies, de palans, qu'il faut installer et faire fonctionner sur la scène à l'italienne pour créer l'illusion qu'attend le public. Le scénographe qui était timidement apparu avec le théâtre médiéval devient l'artisan indispensable du spectacle. Les auteurs prennent en compte les possibilités que leur offre la scène et multiplient dans les intrigues les changements de lieux et les événements qui donnent l'occasion d'utiliser toute la machinerie. Ils vont se sentir impliqués dans la mise en scène et la scénographie et seront de plus en plus conduits à donner des indications en marge du texte. Certains considéreront même que c'est à eux qu'il convient de monter les spectacles. Les auteurs bourgeois et romantiques, comme tout le XIX° siècle, vont trouver dans la scène à l'italienne l'outil indispensable à la représentation de la réalité. Le public doit pouvoir suivre sur la scène chacune des étapes de l'intrigue. Aucun moment du drame ne doit pouvoir lui échapper. Au réalisme créé par les décors s'ajoute celui des costumes, celui du mobilier, celui des objets et des ustensiles que l'on apporte sur la scène. Rien n'est oublié pour saisir l'homme ordinaire dans la familiarité de son intérieur. Le théâtre naturaliste, à la fin du XIX° siècle, portera cette conception du théâtre à ses limites, avant qu'elle ne soit contestée.




 

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