Le théâtre grec

Le théâtre grec

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Une origine religieuse

Les fêtes pour le culte du dieu Dionysos de la Grèce ancienne peuvent être considérées comme l'origine du théâtre grec. Un lien peut être établi entre l'expression de croyances portées par un rituel et la représentation d'un drame à travers une mise en scène. C'est le travail des historiens et des ethnologues qui nous renseigne sur la pratique première du théâtre. Dario Fo nous montre dans son livre Le gai Savoir de l'acteur, l'exemple de rituels actuels comme les " Mammutones " en Sardaigne et les mystères en Thessalie. L'analogie qui peut être établie entre les Dionysies de la Grèce ancienne et les processions incantatoires organisées en Asie du sud-est ou en Inde à l'occasion des fêtes religieuses éclaire notre interprétation. Les considérations d'Aristote sur l'art des comédiens et la dramaturgie autant que la production des auteurs classiques de la Grèce antique nous donnent des indications pertinentes attestant de la filiation entre le rituel sacré et l'expression profane du drame antique. Il faut donc admettre que le théâtre grec trouve son origine dans le rituel suivant lequel s'exprime la ferveur d'une communauté réunie ou pour remercier les dieux de leur générosité ou pour écarter leur courroux ou pour attirer leurs faveurs. Le rituel consiste en une suite de figures que l'on peut assimiler à une mise en scène, sans doute sous la direction d'un meneur de jeu organisant le parcours des officiants fait de déplacements circulaires et de pauses, le tout rythmé par des chants, de la musique et des déclamations. Mais on peut penser aussi que la référence sacrée que constituait l'autel suffisait à donner une place à chacun, comme la musique et les chants donnaient le rythme des déplacements. Les officiants de la fête dionysiaque ont la qualité de participants au chœur, ensemble dans lequel se fondent plusieurs individus, entraînés par le même rituel, servant une cérémonie dédiée aux dieux et dont le caractère sacré est donné à la fois par la référence à la divinité, le lieu où elle se déroule et la forme dans laquelle elle s'exprime. Le rituel dionysiaque, comme le drame grec, ne semble avoir exclu personne. Chacun devait pouvoir trouver sa place dans la fête sacrée ou dans les gradins du théâtre, comme il avait la sienne dans la communauté profane. La fête dionysiaque mélange les genres, confondant le tragique, le comique, le sérieux et l'orgiaque dans l'expression complexe de mondes qui se distinguent à peine. Au dithyrambe, hymne versifié adressé aux dieux, répondent les interpellations obscènes. Les danseurs frappant le sol au rythme des tambourins en croisent d'autres, habillés en satyres et exécutant des danses phalliques.

Le rôle du chœur

C'est progressivement que s'établira une distinction entre les genres et qu'émergera de la fête dionysiaque la tragédie d'une part, la comédie d'autre part. Pour chaque genre s'est constitué un corps de règles qui, de façon plus ou moins précise, vient régir la dramaturgie. En particulier, la règle de composition du drame veut que s'établisse une alternance entre la déclamation de l'acteur et le chant du chœur. Le chœur rythme l'action par sa présence ou son absence. Quand on sait le rôle que joue le chœur par rapport à l'assistance, on doit considérer qu'il s'agit là, plus que d'une règle de composition, d'une conception particulière du théâtre. En effet, qu'en est-il du public ? Si toutefois l'expression a un sens quand il s'agit de parler de ceux qui se regroupaient autour de l'autel du dieu comme de ceux qui plus tard prendront place dans les gradins du théâtre. On sait l'intimité qui liait l'assistance à l'action et l'émotion qu'elle devait provoquer. Disposée d'abord autour de l'autel, autour de l'orchestra plus tard, l'assistance doit être considérée comme faisant partie du drame, en être acteur en quelque sorte. Aristote qui considérait la tragédie comme le genre poétique le plus haut n'estimait-il pas que son principal effet est l'action purificatrice des passions, grâce aux sentiments de pitié et de terreur que fait ressentir le drame ? Si l'assistance est acteur de la tragédie comme elle était officiant dans la fête dionysiaque, c'est parce qu'elle est appelée comme témoin. C'est au chœur qu'il revient, dans le théâtre grec, de faire valoir l'avis de l'assistance en mettant en cause, en demandant justification, en approuvant, en désapprouvant. Au-delà des implications d'une telle conception du théâtre sur le jeu, il faut mentionner la contrainte imposée à l'auteur. Dans le théâtre grec, tout le texte est écrit et ni l'acteur ni le chœur ne peuvent le modifier comme pourront le faire plus tard le bouffon du théâtre élisabéthain ou les comédiens de la Commedia dell'Arte. C'est sans doute un des mérites de l'auteur grec de savoir traduire dans le texte les sentiments de l'assistance. On peut se demander si un tel mérite ne trouve pas d'abord son origine dans la cohésion qui liait tous les membres de la société de la Grèce antique. Le chœur est là, d'autre part, pour rapporter les événements qui se sont déroulés en un autre lieu ou en un autre temps que ceux du drame, que ce soit un acte qui ne peut être présenté parce qu'il met en cause les dieux ou parce qu'il est inconvenant de le montrer. Ainsi, la trame dramatique peut-elle être complétée et explicitée pour une assistance qui a besoin de toutes les informations pour être concernée. Le jeu, par ailleurs, dégagé des évocations secondaires, peut se concentrer sur le sens de l'action, trouvant dans le chœur le nécessaire partenaire dont il a besoin. Si, comme nous venons de le voir, la place du chœur dans la dramaturgie appelle la participation effective de l'assistance dans le drame, les raisons de ce rapport privilégié résident sans doute dans les origines même du théâtre grec et aussi dans l'organisation politique de la cité grecque fondée sur le principe de la démocratie directe.

Le protagoniste

Si le chœur est prédominant durant toute la période des fêtes dionysiaques, avec la tragédie apparaît le protagoniste. C'est en dotant d'un texte écrit l'improvisateur qui, dans la fête dionysiaque, venait dire des suppliques près de l'autel de Dionysos que Thespis, poète lyrique, introduisit dans le drame le protagoniste, vers 550 avant J.C. Sa part dans le drame ne cessa de prendre de l'importance, sans toutefois que le chœur ne perde le rôle qui était le sien. Il n'en reste pas moins qu'un personnage sortait de la communauté, qu'un acteur s'éloignait du chœur, présageant d'une relation nouvelle entre l'assistance et le drame. Tadeusz Kantor a évoqué avec émotion ce qui constitue pour lui un événement historique. Avec le protagoniste, on assiste à la naissance de la tragédie. Par un jeu qui exprimait le ressenti d'un homme, par un texte qui se substituait au chant du chœur, on avait créé l'acteur pour jouer un personnage. Les historiens du théâtre rapportent souvent la remarque de Solon, législateur et poète athénien, qui voyait dans l'acteur un subterfuge par lequel on voulait faire croire en la présence de celui qui était absent. On rapporte aussi que lors de la représentation de La prise de Millet, tragédie de Phrynias, la panique s'empara de l'assistance qui croyait que l'action qu'on lui présentait était réelle. On cite aussi la grande peur que provoqua parmi le public la tragédie d'Eschyle Les Euménides, comparable, bien des siècles plus tard, à celle qui s'emparera des spectateurs du cinéma naissant Mais si la tragédie crée bien le personnage et l'acteur à la fois, elle n'impose pas au dernier de s'identifier au premier, comme on pourra d'un certain point de vue le reprocher au théâtre plus tard. L'illusion dénoncée par Solon n'était-elle pas qu'une pâle illusion par rapport à celle qui prévaudra dans le théâtre bourgeois ? Le mode de distribution des rôles dans le théâtre grec interdisait à l'acteur de s'approprier le personnage qu'il avait à jouer. Les rôles étaient distribués en fonction du talent de chaque acteur et les rôles étaient à chaque scène une nouvelle fois répartis. Dario Fo explicite cette pratique dans l'une des conférences réunies sous le titre Le Gai savoir de l'acteur. Il prend l'exemple de la tragédie d'Euripide, Hippolyte. La pièce d'Euripide réunit six personnages : Phèdre, Hippolyte, la nourrice de Phèdre, Thésée père d'Hippolyte et mari de Phèdre, un serviteur et un messager, auxquels il faut ajouter Aphrodite qui intervient dans le prologue, et Artémis dans le dénouement. Les acteurs étaient alors au nombre de trois : le premier qu'on appelait le protagoniste, le deuxième le deutéragoniste, et le troisième le tritagoniste. Le principe était que le protagoniste prenait dans chaque scène le rôle principal. C'est ainsi qu'il est d'abord Hippolyte, puis Phèdre, avant d'assurer le personnage de la nourrice, et plus tard, au fil des scènes, à nouveau le rôle d'Hippolyte et celui de Phèdre. De la même manière, les deux autres acteurs se partageaient les rôles suivant le rang qui leur était donné. Ainsi l'acteur n'était pas le personnage du drame jouant avec l'illusion de la réalité, mais était bien le serviteur d'un rôle qui lui était attribué suivant ses mérites d'acteur. Le public ne pouvait pas s'y tromper, lui qui assistait aux métamorphoses successives des acteurs, renouvelant à chaque scène la prouesse de changer de peau en même temps que de costume.

L'agencement de l'espace théâtral

L'étude de l'agencement de l'espace théâtral vient éclairer tout particulièrement notre réflexion. Elle permet d'abord d'établir une relation de continuité entre l'espace du rituel dionysiaque et celui de la tragédie, comme elle conforte l'idée que nous avons mise en évidence sur le rapport entre le drame et l'assistance, que nous analyserons comme le rapport entre la scène et la salle. Les officiants de la fête dionysiaque se déplacent autour de la représentation du dieu dans un mouvement circulaire suivant un rituel rythmé par les danses et la musique. Les participants à la cérémonie constituent un second cercle. Ainsi, l'espace de la cérémonie est constitué d'un point fixe -la statue ou le symbole du dieu- qui, au-delà du sens divin qui s'impose, est le repère qui oriente la marche des officiants. Les participants qui assistent à la cérémonie occupent des places qui sont autant de points fixes d'où ils bénéficient ainsi de la vue sur l'ensemble. La disposition du théâtre grec reproduit sensiblement la configuration du lieu sacré que nous venons de décrire. On retrouve l'ère circulaire centrée sur la divinité, que l'on appelle l'orchestra. C'est là qu'évolue le chœur tragique, autour de la statue de Dionysos devenu le dieu du théâtre et à côté de laquelle vient se placer le joueur de flûte. La statue de Dionysos, si elle est le centre autour duquel se joue le drame, est le point d'où partent les rayons de l'hémicycle en gradins. L'aire dramatique grecque comprend par ailleurs le proskenion et la skéné.

Le proskénion est une plate-forme qui vient jouxter l'orchestra, et qui peut être surélevée par rapport à celle-ci. Il consacre définitivement l'acteur qui, après s'être détaché du chœur, trouve là le lieu où il exprime le personnage de l'intrigue.

La skéné, outre qu'elle est l'endroit où les acteurs trouvent les costumes des différents personnages qu'ils représentent, est un élément du jeu. La skéné avec ses trois portes permet autant de dissimuler ce que l'on ne veut pas ou que l'on ne peut pas montrer que d'aménager les entrées et sorties des personnages du drame. La skéné permet d'introduire dans le temps du drame des événements cachés qui étaient jusqu'alors relatés par le chœur. C'est le cas quand un personnage entre par une porte, fait rapport d'une rencontre qu'il vient de faire avec un autre personnage ou qu'il relate un crime qui vient d'être perpétré et que l'on veut cacher à la vue de l'assistance. La skéné donne aussi l'occasion de créer des effets de surprise en faisant entrer le protagoniste alors que l'on ne l'attendait pas ou en présentant des personnages secondaires qui n'ont de raison d'apparaître que pour faire rentrer les spectateurs dans l'intimité du héros.

Le théâtre grec est un théâtre ouvert. Le spectateur qui prend place dans les gradins peut à chaque moment se situer par rapport à un environnement qui lui est familier. Par-dessus la skéné, il pourra apercevoir des paysages qu'il connaît bien, entendre au loin les bruits qui lui sont habituels. Du point de vue de la critique, la question se pose si un tel dispositif participe à l'illusion en confondant l'espace dramatique et l'espace civil ou si au contraire il constitue un élément de distanciation évitant la confusion entre le théâtre et la réalité. L'absence de décors est une caractéristique du théâtre grec. Le décor, comme le montrent en particulier les différentes formes théâtrales qui l'ont utilisé, sert d'abord la trame dramatique. Le décor est aussi le moyen de créer une ambiance, un cadre, dit-on plus facilement quand il s'agit de théâtre. C'est ainsi que l'on a pu voir des décors évoquant telle ville lointaine ou encore telle salle de château avec du feu dans la cheminée. Dans le théâtre grec, c'est au chœur que revient d'évoquer ce que les décors représentent dans l'autre théâtre. Il n'est pas rare que le chœur, pour situer le lieu du drame, en donne une description détaillée. C'est aussi au chœur de rapporter ce que dans d'autres cas on cachera derrière les décors. On peut dire que si le théâtre grec peut se passer des décors, c'est parce qu'il dispose d'un chœur capable de chanter, de danser, de pleurer.

Si le décor est absent de la scène grecque, le costume et plus généralement la parure de l'acteur est importante. Chaque acteur, qu'il joue le personnage d'une femme -précisons que seuls les hommes pouvaient être acteurs-, d'un homme, d'un roi, d'un serviteur ou d'un dieu, était vêtu d'une tunique qui descendait jusqu'aux chevilles et était coiffé d'un masque. La tunique, par sa décoration, désignait symboliquement le personnage, comme le faisait le masque, blanc pour les femmes, foncé pour les hommes, à barbe blanche pour le vieillard, à barbe noire pour le héros. On s'aperçoit ainsi que le costume a valeur symbolique forte, que le personnage se présente vêtu des signes qui le représentent. L'architecture des lieux imposait que l'acteur soit tout spécialement équipé pour être vu et entendu. Les acteurs étaient chaussés de sandales à semelles compensées qui pouvaient les grandir de trente centimètres -la tunique venant cacher les pieds. Ses épaules étaient rehaussées avec un rembourrage très épais qui faisait que son cou disparaissait. Il portait un masque posé sur la tête comme un chapeau qui allongeait sa silhouette et dégageait sa bouche de telle sorte que sa voix ne pouvait pas être entravée. On a même vu des acteurs appareillés de mécanique articulée qu'ils manœuvraient avec leurs mains pour visuellement allonger leurs bras. Un tel accoutrement imposait un pas d'une ampleur exagérée dans les déplacements, des postures tout autant adaptées et plus généralement une gestuelle qui, suivant les indications qui nous ont été transmises, était d'un grand intérêt esthétique. On peut dire que les acteurs grecs créaient autour d'eux l'espace dans lequel s'inscrivait leur jeu en absence de toute autre référence que celle donnée par l'architecture simple du théâtre antique.

L'usage des machines a été introduit très tôt dans le théâtre grec et certains auteurs comme Euripide sont réputés pour en avoir usé abondamment. Il s'agissait de machines telles que des grues, des palans, des tours équipées de treuils et poulies permettant de faire rentrer ou de faire sortir des personnages de façons les plus inattendues. Aristophane, dans sa comédie La Paix, ne fait-il pas s'envoler un paysan, sur le dos d'un bousier certainement suspendu à une grue ? Tandis qu'Eschyle, dans la tragédie Prométhée enchaîné, fait descendre du ciel un char suspendu par des câbles à une tour dans laquelle ont pris place des dieux. Les machines, visibles en tous points des gradins, participent, avec le chœur, les costumes et les masques, à la connivence qui s'établit entre le théâtre et le public.




 

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